Conversation sur la limitation des copies

Alain
Raoust

Cinéaste

PETITE CONVERSATION AVEC MOI-MÊME 

(du type schizophrénie banale en l'an 2003)


- Bon alors de quoi s'agit-il ?

- De limiter le nombre d'écrans...

- Ça veut dire quoi ça ?

- Ca veut dire de limiter l'accès aux écrans pour certains films.

- Je ne comprends pas bien...

- Ce qu'on dit, c'est qu'il y a des films qui occupent trop d'écrans par rapport à d'autres qui

en n'occupent pas assez.

- Pas assez ?... Ça veut dire qu'il faudrait qu'ils en occupent plus ?

- Pas vraiment... Ça veut dire qu'il y a quelque chose de disproportionné...Qu'il faut aller

vers un rééquilibrage. D'un côté on a des films qui sortent sur + de 300 écrans, et de l'autre des films qui sortent entre 3 et 20 écrans. Il y a un écart énorme.

- Ce que tu veux dire c'est qu'ils ne sont pas égaux en terme de sortie.

- Oui, c'est ça.

- Bon, mais ça on le sait déjà, et ce n'est pas qu'un problème d'écrans. Ça se joue aussi en

des termes d'exposition, de visibilité.

- Ben justement, c'est un moyen de mettre l'accent sur ce qu'on sait déjà. Et puisque les films ne sont pas égaux lors de la sortie, pour des raisons évidentes de coût de promotion, alors il faut d'autant plus mener une action de rééquilibrage sur le terrain des écrans. Et mettre un frein à cette situation pour éviter que le phénomène ne s'amplifie.

- Un frein ?

- Oui, un mécanisme correcteur du marché.

- Mais en quoi ce frein, ce correcteur du marché, profitera aux films dont tu parles. Ceux

qui sortent sur 3 ou 20 copies.

- Ce n'est pas en nombres de copies qu'il faut penser la chose, mais en nombre d'écrans !

- Oh pardon ! Mais la nuance veut dire quoi ? Un écran c'est une copie, non ?

- Pas toujours... Mais bon...La nuance, elle est... Comment dire... En gros on se représente mieux l'écart si on parle d'écrans plutôt que de copie.

- Bon, si tu veux. Mais sur le fond, ça change quoi ?

- Ça engage l'exploitant.

- Comment ça ?

- Si on dit que pour un film tiré à 500 copies, il ne pourra être projeté que sur 300 écrans, tu vois bien que la limitation elle passe par l'écran, et donc l'exploitant.

- Oui d'accord, mais qu'est ce que tu fais des 200 copies restantes. Personne ne va tirer 500 copies en sachant que le film en question sortira seulement sur 300 écrans. Le type va tirer 300 copies, et basta... Donc tu limites le nombre de copies aussi.... Et puis d'abord sur quels critères ?

- J'en sais rien.

- Faudrait savoir ! Tu ne vas tout de même pas dire : limitons le nombre de copies, c'est tout !

- Ben si !

- Ah oui ! Et à combien ?

- On verra

- On verra quoi ? Qu'il est interdit, par exemple, qu'un film soit exploité sur plus de trois cents écrans.

- Oui !

- Chapeau ! Il existera donc un plafond à respecter.

- C'est ça.

- Bon, alors supposons que tout soit comme tu dis. Il y a un texte qui dit : pas plus de 300 écrans. Très bien. Et qu'est ce que ça change ?

- Il y a plus d'écrans pour les autres films ! C'est simple tout de même...

- Oui bon, ça me paraît trop simple justement. Et puis donc c'est bien ce que je disais : d'un côté on baisse le nombre de copies, de l'autre on cherche à le tirer vers le haut. On réduit l'écart.

- En gros oui, on rééquilibre. Mais ca ne veut pas forcément dire que les films à 3 ou 20 copies passeront à 25 ou 40 copies. Ça veut juste dire qu'il y aura plus d'écrans.

- Mais s'il y a plus d'écrans, il y a une demande plus grande, donc on va tirer plus de copies de ces films à petite sortie.

- Non, il y aura plus de films. C'est-à-dire que les films trouveront plus facilement un espace pour sortir.

- En résumé, plus de films indépendants sortiront en même temps, sur un nombre de copies similaire à aujourd'hui, c'est-à-dire entre 3 et 20 copies. Est ce vraiment ça l'enjeu, que plus de films sortent le même jour ?

- L'effet a aussi pour but d'éviter un turn-over trop sauvage.

- C'est-à-dire ?

- En limitant le nombre d'écrans, tu peux espérer qu'un film reste plus longtemps à l'affiche.

- Pour quelles raisons ?

- L'exploitant devra attendre pour obtenir un film porteur... Enfin, certains exploitants... Et pendant ce temps il gardera un film indépendant.

- Certainement pas, il gardera une semaine de plus un film porteur !

- Comme ça ?

- En attendant la nouvelle production du Bois Sacrée, il gardera l'ancienne. Parce qu'elle fera + d'entrée que la nouvelle production indépendante

- C'est pas vrai, nos films marchent souvent mieux que certaines productions d'Hollywood. Et l'exploitant, qui n'est pas si stupide que tu crois, y verra son compte.

- Le doigt dans le nez, tu te mets ! Ce qu'il faudrait au fond, c'est limiter la durée d'exploitation d'un film ayant plus de 300 copies.

- Quoi ?!

- Si un film est tiré à plus de 300 copies, il ne peut rester sur un écran... Non... Je reprends. Il ne peut rester dans le même cinéma que 3 semaines. C'est ça, pas l'écran mais le cinéma...

- C'est du délire !

- Pas plus que ton histoire d'écrans ! Je poursuis, à contrario, un film tiré sur 20 copies ne pourrait pas avoir moins de 2 semaines d'exploitation, par exemple.

- C'est vraiment du délire...

- Non pas vraiment. Parce que si tu réfléchis, la logique de cette histoire de tirer de plus en plus de copies, elle vient de l'idée qu'il faut faire le maximum d'entrée sur la première semaine. Que les entrées se font là. Alors laissons les croire à cette politique, et privilégions la durée sur les petits films.

- C'est à mon tour de ne pas bien comprendre...

- Moi non plus pour tout de dire, mais j'ai le sentiment que la bataille se porte non pas sur la quantité de copies mais sur la durée d'exploitation.

- Oui mais quels seraient les critères de... Comment dire... De sélection ?

- Le nombre de copies, justement...Il y aurait deux options de sortie. Soit la quantité, soit la durée. La quantité limite la durée d'exploitation. Le manque de quantité - ou le choix de sortir sur peu de copies - prolonge la durée d'exploitation. Il existe un machin comme ça au Québec, je crois, sur les films en langue française et les films en langue anglaise.

- Au Québec ?

- Ben quoi ?

- Non rien... Bon alors, supposons un cinéma qui a 5 salles, cinq écrans, d'accord ?

- D'accord...

- Le mercredi 26 novembre, il décide de passer dans la salle 1 un film intitulé : Mégaactiontotale. Ce film est tiré à plus de 500 copies, d'accord ?

- D'accord...

- L'exploitant ne peut le garder que 3 semaines, d'accord ?

- D'accord

- Dans la salle 2, est programmé le film : Actiontotale. Ce film est tiré sur + de 500 copies. L'exploitant ne peut le garder que 3 semaines aussi, d'accord ?

- D'accord

- Arrête de dire d'accord !

- Oui...

- Bon, dans la salle 3 se trouve le film : Action. Il est tiré lui aussi à + de 500 copies. C'est une grave erreur de la part du distributeur parce que le film n'est pas une réussite dans le genre action. Mais bon, c'est comme ça, il a tiré + de 500 copies. L'exclusivité est encore une fois de 3 semaines.

- Bien

- Dans la salle 4 et 5 se trouvent les films : Brin d'herbes dans le vent, et, Le loup des steppes. Ce sont 2 films à moins de 20 copies. L'exploitant à une obligation de les garder deux semaines. OK ?

- OK. Et maintenant on se retrouve 1 semaine plus tard, c'est ça ?

- Exactement. Mégaactiontotale marche très fort. Actiontotale plutôt pas mal. Action pas du tout. Brin d'herbes dans le vent est un four, et, Le loup des steppes marche plutôt bien.

- Bon, dommage pour Brin d'herbes dans le vent, c'est un bon film...

- L'exploitant, si je vais dans le sens de ton idée, peut donc garder Mégaactiontotale et Actiontotale.

- Oui.

- Il décroche Action qui ne marche pas...

- S'il veut, oui.

- ...Mais il a l'obligation de garder Le loup des steppes et Brin d'herbes dans le vent.

- C'est ça.

- L'obligation de garder un film qui ne marche pas !

- Il a fait un choix au départ, il y a cru...

- Quiça?

- L'exploitant. Et puis le film, justement, peut très bien démarrer en seconde semaine.

- Ouais, ben si ça ne marche pas, il n'y croira pas deux fois !

- Ça dépend...

- De quoi ? Où veux-tu en venir encore ?

- À l'ACID...

- Ah ! Voilà qu'on reparle de l'agence !

- Elle interviendrait sur ce genre de films...

- Sur Le loup des steppes et Brin d'herbes dans le vent ?

- Plutôt sur Brin d'herbes dans le vent...

- Pourquoi uniquement celui-là ?

- Je t'explique. Ces deux films sont choisis par l'ACID. À partir de là, si un exploitant décide de le programmer (ou un réseau d'exploitant) on peut considérer qu'en dessous d'un plancher d'entrée, l'exploitant aurait accès à une sorte de compte du genre : « manque à gagner »

- Tu veux dire que Brin d'herbes dans le vent serait aidé après coup, alors que Le loup des steppes, quoiqu'il soit soutenu par l'ACID, n'aurait aucune aide ?

- Oui, je crois que c'est ça que je veux dire...

- Mais alors à quoi ça sert de s'engager sur Le loup des steppes ?

- C'est une sorte de filet, un filet au cas où le film ne marcherait pas...

- Ouais, c'est vachement compliqué ton histoire, c'est du cas par cas, salle par salle... Bordereau par bordereau... C'est un dispositif très contraignant... Tu as fait l'ENA ?

- Non pourquoi ?

- On dirait un machin d'énarque.

- C'est-à-dire ?

- Que c'est absolument détaché de la réalité. Ça me fait penser à la PAC !

- Tu as mieux ?

- Il me semble...

- Limiter l'accès aux écrans, c'est ça ?

- Oui. Ce n'est pas à nous d'inventer les mécanismes ...

- Comment ça ?

- Non, nous il faut juste qu'on lève le lièvre.

- Et après ?

- Après ? On voit un peu par où il part. Qui se met en chasse avec nous...

- Ouais ? !... Te reste à écrire le texte alors, et sans moi alors...

- Pourquoi ?

- J'ai le sentiment qu'un texte sur un accès limité aux écrans ne suffit pas. Il faut donner des pistes plus concrètes.

- Ah oui, des pistes ! Comme DSK avec son Club Europe !

- C'est malin ce genre de comparaison !

- Je plaisantais...

- Ouais, et bien moi je me casse...

- Non, mais attends !

- Non, non ! Écrit ton texte là. Tes copains vont bien le faire eux, alors va y, met toi au travail. Et puis on reparle de tout ça après... Quand tu l'auras fait...

- Oui, mais je voulais que tu m'aides...

- C'est de la poésie que tu vas écrire ?

- ... Non…

- Bon, ben alors je te sers à rien…

- C'est idiot...Pourquoi tu dis ça ?

- « Si je ne comprends pas ce que j'énonce, alors je m'approche de la poésie ». C'est dans

Le manuscrit trouvé à Saragosse. Tu t'en souviens ?

- Pas vraiment, non…

- Pourtant c'est un film qu'on a vu ensemble.

 

Alain Raoust

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Cinéaste


Publié le lundi 23 octobre 2017

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