Ne pas plier ni se replier


Cinéastes de l'ACID



« Un radeau, vous savez comment c'est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que, lorsque s'abattent les montagnes d'eau, l'eau passe à travers les troncs écartés. […] Quand les questions s'abattent, nous ne serrons pas les rangs – nous ne joignons pas les troncs – pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons du projet que ce qui du projet nous relie. Vous voyez-là l'importance primordiale des liens et du mode d'attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu'il ne lâche pas. »

Fernand Deligny, Le croire et le craindre  


La fin de l'année écoulée aura posé de manière crue et violente la question de ce qui nous constitue, c'est-à-dire la question des liens par lesquels le commun se noue. Et si cette question agite en premier lieu la société dans son ensemble, elle n'est pas sans résonances avec le champ du cinéma, à travers la question de la place qu'il reste aux indépendants.

 

C'est bien ce qui nous constitue qui a été malmené ces derniers mois. Les atteintes sont nombreuses mais un exemple s'impose car il est paradigmatique de la situation que nous vivons : il s'agit du vote par l'Assemblée Nationale de la loi sur l'immigration. Enfin, le roi est nu et son projet est clair : diviser, exclure, homogénéiser. Citoyen·ne·s, nous sommes sidéré·e·s devant la morgue et le cynisme du pouvoir ; cinéastes préoccupés d'indépendance et de diffusion, nous nous demandons : « depuis cette place là, que faire ? » Autrement dit, comment lier l'ensemble ?

 

Sans forcer à tout prix le parallèle entre les hémicyles et les salles de cinéma, force est de constater qu'il s'agit bien, au bout du compte, de représentation. Qui est représenté ? Ou bien, qui a droit à la représentation ? Ou encore, qui voulons-nous voir représenté ?

 

La réponse du pouvoir est lapidaire et s'appelle exclusion, expulsion, déchéance. Le tout, sans le moindre état d'âme et au mépris de ce qui nous constitue, moralement et civiquement. Une hantise de l'hétérogène s'instille partout et finalement, ce qui déchoit, c'est notre dignité collective et la possibilité même de ce beau mot si malmené de diversité.

 

La diversité n'est pas qu'un signifiant politico-techno-bureaucratique quasi-vide d'avoir été à ce point essoré. La diversité c'est justement la confiance collective dans « l'importance primordiale des liens » dont parle Deligny, et qui fait tenir ensemble les troncs multiples du radeau, malgré les vagues qui s'abattent dessus. La diversité ainsi envisagée, c'est un puissant projet de résistance. Aux nauséabondes « préférences », préférons le « Je ne préférerais pas » de Bartleby.

 

Aussi, « nous préférerions ne pas » accréditer le dévoiement des mots opérés par une partie de la droite, qui assimile le protectionnisme économique à l'origine du fonctionnement du CNC à la « préférence nationale ». Ces contresens doivent être impérativement combattus : la France accueille – encore – tous les cinéastes et tous les films, dont les entrées contribuent à financer la création, toute la création – y compris un grand nombre de films étrangers. C'est donc exactement l'inverse d'une immonde « préférence nationale » qui expulse : c'est une ouverture hospitalière sur le divers du monde.

 

Et c'est encore là que nous pouvons, en tant que cinéastes de l'ACID, jouer notre rôle. En agissant pour préserver autant qu'il est encore possible – en lien avec toutes celles et ceux que cette exigence préoccupe – des espaces pour découvrir ces films dont la multiplicité éclaire, questionne, bouleverse notre rapport au(x) monde(s). Périlleux exercice tant l'époque est au matraquage d'un petit nombre de films dits « de marché » qui limite l'exposition de films qui s'aventurent un peu ailleurs que là où nous avons tellement marché que le sol en est devenu stérile.

 

Contre l'homogénéité et l'hégémonie continuer de batailler avec et dans les salles pour un cinéma vivant parce que multiple, c'est donc prendre notre modeste part d'un combat plus général qui nous engage, autant qu'il nous dépasse. C'est ce que l'ACID fait depuis plus de trente ans. L'année qui s'ouvre promet de nombreuses batailles, tant dans le champ du cinéma que dans celui de la société. Ce lien-là (celui qui va des cinéastes aux spectateurs) nous le chérissons et nous mettrons toute notre énergie, avec l'aide de l'équipe de l'ACID à le renforcer. Et s'il vous préoccupe également, joignez-vous à nous !


Cinéastes de l'ACID


Publié le mercredi 10 janvier 2024

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