Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ?

Arnaud
Dommerc

Cinéaste

« Un multiplexe est un complexe de plus de 10 salles, disposant d'une capacité d'accueil d'au moins 1500 fauteuils et dont l'équipement technique (écrans géants, matériels de projection et de reproduction sonore haut de gamme) et la conception architecturale (vastes halls d'accueil, salles gratinées) offrent aux spectateurs un confort optimal. En outre, un multiplexe est conçu pour offrir aux spectateurs des services annexes tels que parking, restauration et loisirs divers (boutiques, jeux interactifs...) » CNC Info n°266


A l'aune de cette définition, qu'est ce qu'un multiplexe ? Il s'agit d'une technique de commercialisation systématique et pensée dans ses moindres détails. Au niveau de la forme, on retrouve des constantes, dont le fondement est la mise en œuvre d'une captation définitive du consommateur. Les moyens mis en œuvre sont maintenant bien connus. Au niveau technique : très grands écrans, son très puissant, bref inflation des moyens sonores et visuels (que la télévision n'est pas censée pouvoir reproduire) afin de donner un caractère exceptionnel voire événementiel, pour chaque projection, le spectateur devant être impressionné assisté à un spectacle unique , se sentir privilégié dans son rapport immédiat au cinéma. Champ technique, espace géographique aussi, pense par la même nécessité : « ... Dans les multiplexes, l'utilisation de l'espace à des fins commerciales est latente et à ce titre la gestion des flux de spectateurs a dû être totalement repensée. Le hall centralise désormais les entrées et les sorties de salles ce qui permet d'accueillir la file d'attente de spectateurs dans un endroit abrité. À la fin des séances, le public converge vers le hall au lieu d'être propulsé à l'extérieur. Ces flux entrants et sortants maintiennent donc une présence permanente dans le hall du cinéma d'autant que selon des études dans certains sites sur quatre personnes pénétrant à l'intérieur de l'enceinte du multiplexe, une seule assiste effectivement à une séance. Les jeux vidéos et les espaces de restauration sont donc des points supplémentaires de fixation du public et permettent de vendre des produits annexes lors de l'avant séance et de l'après séance... » ( in Ecran Total n°240 sept 98 p.12)


Par ce dispositif, le multiplexe soucieux de créer un lieu stratégique, fidélise une clientèle non pas sur un principe de convivialité ou d'intérêt qui seraient induits par le fait même d'aller voir un film, voire aux films dans leurs essences mêmes, mais par la démonstration chaque jour renouvelée de l'attention que porte le multiplexe à sa clientèle : « la sortie cinéma d'un spectateur est donc considérée dans son ensemble : la réception du client est soignée à l'entrée comme au point de vente et surtout à la sortie pour qu'il garde un souvenir agréable de sa séance. La fidélisation est à ce prix. » ( in op. Cit.)


Au fond que s'agit-il de vendre ? Plus que des images, le multiplexe vend une abstraction collective appelé cinéma. Ainsi le but ultime de cette technique de commercialisation, une fois le lieu stratégique crée est l'identification espace/objet : vous ne verrez du cinéma que dans les multiplexes, ou plus sémantiquement le cinéma est le multiplexe (CNC info n°266 – les spectateurs des multiplexes tendent à devenir des inconditionnels de ce type de salles).


Les films devenus des accessoires doivent correspondre aux exigences techniques citées plus haut nécessaires au sentiment du tout. Aussi un minimum en termes de format et de technicité sonore arbitraire puisque ne reposant que sur une technique de vente et non sur une nécessité artistique est obligatoire. Par la création d'une nouvelle norme commerciale et l'asservissement de la création à cette norme, il s'agit donc de créer un nouveau comportement et donc de créer un nouveau regard. D'où surgit un problème politique.



Par sa conception même le multiplexe fait exploser le lien cinéma/peuple. L'ontologie de l'image cinématographique sa fonction citoyenne en tant qu'art disparaît. En effet, ne s'agissant plus de spectateurs mais de consommateurs d'images concept essentiel de cette nouvelle révolution capitaliste il n'est plus fait appel à l'émotion en ce sens qu'il n'y a pas d'émotion en ce sens qu'il n'y a pas d'émotion sans connaissance mais à la pulsion d'exister comme un achat dans une grande surface ne répond plus au besoin basique de se nourrir mais à celui de ne pas être à côté, "out" de la société de consommation. Le rapport au cinéma change de nature de manière définitive : il n'est plus question d'altérité d'aller voir l'Autre, il n'est plus demandé au cinématographe de montrer cet Autre de par sa capacité intrinsèque à réfléchir, il s'agit de donner l'illusion du comportement collectif d'une référence en commun. Pour caricaturer, le cinéma devient cette sortie, aller voir un film sur grand écran avec son dolby en mangeant des confiseries, possible du bonheur et du plaisir faciles qu'organise sans cesse le capitalisme pour ses chers clients « ... Grâce à elles (les nouvelles installations que sont les multiplexes) les Français ont redécouvert le plaisir d'éprouver des émotions collectivement... » (Nicolas Seydoux PDG de Gaumont in Le Monde daté du mercredi 9 décembre 1998)


Faut-il en rire ? Car penser le multiplexe comme un nouveau cinématographe de masse est une impossibilité, il est au contraire un espace de fragmentation (des cibles, des désirs des clients, d'où l'obligation pour un multiplexe de l'illusion du "choix") et donc un puissant destructeur du lien social et culturel puisqu'il nie l'individu et ne reconnaît que le consommateur.



in La Lettre aléatoire de l'ACID n°17  - décembre 1998

Arnaud Dommerc

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Cinéaste


Publié le lundi 23 octobre 2017

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