
Un documentaire est souvent réduit à sa seule thématique. Le travail de montage est de se poser des questions de rythme, de structure et de narration, de cheminer ainsi vers l'écart, la transformation, voire le hors sujet afin de trouver le véritable cœur du film.
Avec la projection de STILL RECORDING de Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub ; et la rencontre du monteur du film, Qutaiba Barhamji, avec la cinéaste de l'ACID Laure Vermeersch.
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STILL RECORDING a été tourné en Syrie par un très grand nombre de filmeurs. Nous allons évoquer ici les questions que Qutaiba Barhamji s'est posées lors de cette longue expérience de montage.
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LAURE VERMEERSCH
De quelle façon en général reçois-tu les rushs d'un nouveau film que tu abordes ?
QUTAIBA BARHAMJI
Il n'y a pas de règle absolue, il faut s'adapter chaque fois au cinéaste et à ses intentions. Je suis comme le premier spectateur des images vierges que le réalisateur a filmées, pensées, travaillées… Et il faut pouvoir lui donner mes retours par rapport à ces images. C'est chaque fois un moment très stressant, il faut avoir l'impatience d'aller plus loin et de se demander chaque jour à nouveau de quoi parle le film ? De quoi parlent ces images et qu'est-ce qu'elles nous racontent ?
La relation avec le réalisateur est vraiment une relation amoureuse. La confiance est essentielle. Il doit me faire confiance car il y a plein de montages possibles et autant de manières de monter un film, mais il y en a une seule qui est celle du réalisateur. Ce n'est pas forcément la meilleure pour ces images, ça ne donne pas obligatoirement le meilleur film pour ces images, mais il faut quand même servir son point de vue.
Dans le cas de STILL RECORDING c'est une co-réalisation, donc la tâche est encore plus difficile car il faut vraiment savoir quel point de vue on privilégie à tel moment ou à tel autre. Il faut toujours être au service du film.
L. V. : Si je me souviens bien il y avait 500 heures de rushs, et tu es intervenu alors qu'il y avait déjà eu un travail de dérushage ?
Q. B. : Il y a eu un travail de montage pendant 1 an et demi avec une monteuse, puis une autre monteuse qui a travaillé sur le film sans les réalisateurs et enfin le producteur m'a demandé de venir. Je viens du même endroit ou se passe le film. Pour eux c'était très important que je sois syrien tout en apportant un point de vue extérieur (car je n'ai pas vécu la révolution).
Premier extrait : L'ORDRE, Jean-Daniel Pollet (1973)
L. V. : Dans L'ORDRE, Pollet pose les éléments de l'île, puis du lieu qui a été abandonné, du visage de son personnage… Mais aussi le travail des voix pour poser un défi que le film doit relever.
De la même façon le tournage de STILL RECORDING n'en est pas vraiment un : ce sont des jeunes Syriens qui filment comme ça, dans la Ghouta orientale. Comment interviens-tu pour trouver une structure, un fil rouge ?
Q. B. : Pour STILL RECORDING le défi était en effet de trouver une structure dans ces 500 heures d'images, tournées pendant 2 ans. Ce qui est important quand on commence à monter un film, c'est la première rencontre qu'on fait avec lui. En regardant les 500 heures d'images, on réfléchit à comment on va permettre au spectateur d'avoir un premier contact et de nous suivre dans le film - ou pas. Je pense toujours que quand on a vraiment “trouvé” le film, c'est quand on a l'image de début et celle de fin.
Comme tu le soulignes, la particularité de STILL RECORDING est qu'il n'y a pas un réalisateur qui appuie sur le bouton “REC”. C'est très rare de voir des films faits par quelqu'un dont ce n'était pas le but premier. Et quand on monte cela, on ne doit pas trahir les intentions originelles, puis se demander quelles sont les choses qu'on va comprendre ou pas - et surtout faire comprendre au spectateur que ce n'est pas important, qu'il suffit de ressentir.
Deuxième extrait : LEVEL FIVE, Chris Marker (1996)
L. V. : Afin d'évoquer désormais la question éthique, appuyons-nous sur le cas de LEVEL FIVE et son immense provocation : une femme voulait faire un jeu vidéo à partir de la bataille d'Ottinawa, et le parallèle fait par Marker entre la caméra et l'arme.
Peux-tu nous rappeler l'état de la discussion éthique sur les images de la guerre en Syrie au moment où vous abordez le montage ?
Q. B. : Tout d'abord, je ne crois pas qu'il y ait déjà une guerre autant filmée. On s'est tous retrouvés avec une quantité d'images énorme. Et forcément, se pose la question de ce qu'on a le droit de montrer. La presse occidentale se permettait de diffuser des images qu'ils n'auraient jamais montrées autrement, des enfants, des morts.
Le débat en Syrie n'était pas encore assez mature pour avoir le recul de pouvoir raconter. Beaucoup de productions ont utilisé ces images pour choquer. Il y a donc vraiment eu avec l'équipe du film - entièrement syrienne - un questionnement éthique très approfondi. Quand tu dois monter une séquence avec la mort de quelqu'un, ça prend beaucoup de temps, beaucoup d'énergie. D'ailleurs parfois le réalisateur regrette parfois de l'avoir filmé.
L. V. : On est loin du reporter de guerre ici. Le parti-pris est presque inverse : presque systématiquement sont écartées des images qui auraient pu être celles prises par des reporters de guerre.
Q. B. : Oui, car nous sommes Syriens. Les images de la guerre viennent toujours d'amis, de la famille, de quelqu'un qui est dans la même situation. Cela se retrouve dans la plupart des films syriens, c'est quelque chose de très personnel.
Après il y a aussi les réalisateurs qui ont réutilisé des images. C'est la question : a-t-on le droit de réutiliser une image hors de son contexte sans la transformer, sans en faire le point de vue du réalisateur ? Moi je me la pose tout le temps quand je montre dans mon montage un moment particulier : est-ce que je dois avoir vécu ce moment pour pouvoir le montrer ? Et même si je l'avais vécu, est-ce que j'ai le droit de le montrer ? Il y a une question de narration aussi : est-ce que quand on montre la mort de quelqu'un on doit approfondir ce personnage ?
L. V. : Est-ce que le fait pour toi d'avoir été un exilé a joué un rôle dans la façon dont toi et les réalisateurs ont essayé de répondre à ces questions ?
Q. B. : Oui, car par exemple si les réalisateurs ont vécu un événement très fort et que je dois le monter alors que je ne l'ai pas vécu, on se demande si les images arrivent à raconter ce qu'ils ont vécu, si elles font avec justesse, ou non, ou pas assez par rapport à ce qu'ils ont vécu.
Et moi je suis celui qui doit garder la tête froide par rapport à ces images. Ne pas faire le film à leur place mais être assez franc pour demander “est-ce que vous avez la possibilité de montrer ça, de raconter ça, ou pas ?”.
Troisième extrait : GRIZZLY MAN, Werner Herzog (2005)
L. V. : Dans ce film Werner Herzog a décidé de travailler à partir d'une centaine d'heures de rushes de Jonathan Treadwell (laissés après sa mort, attaqué par un grizzly), et cherche à comprendre ce qu'était cet homme, ce qu'était son rapport entre lui, sa caméra et le monde.
Q. B. : Dans la première partie on voit qu'Herzog commence par refaire le film qu'a voulu faire Treadwell, puis il reprend carrément des choses qui n'étaient pas censées être au montage.
Quand on travaille avec des scratch images, le but est vraiment, une fois qu'on a trouvé de quoi parle le film, de chercher ces moments qui peuvent ne pas y être, ces images qu'on peut jeter (étant donné qu'ils ont tourné sans arrêt, puisqu'ils ne savaient pas quand des choses pouvaient se passer et qu'il fallait les saisir).
Et en général quand on garde des images, ce sont les premières images que l'on avait jetées ! car on dit qu'elles sont ratées, que ça ne parle de rien, que la caméra est nulle, que le plan dure deux secondes. Mais en fait ces questions-là (de qu'est-ce qui rentre et qu'est-ce qui ne rentre pas dans le film) vont amener à répondre à celle du sujet. Et ensuite, une fois que l'on sait de quoi parle vraiment le film, tout d'un coup toutes les images prennent leur sens en fonction du film qu'on est en train de monter et non plus en fonction des images tournées dans un premier temps.
Regardez ou écoutez la séance ACID POP du 12 octobre au mk2 Quai de Seine à Paris, avec Qutaiba Barhamji et Laure Vermeersch :