
Raconter un super-pouvoir en le prenant au sérieux, en suivant sa logique sans tricher jusqu'à ses conséquences les plus concrètes : est-ce que ce n'est pas, en renversant la notion habituelle du film de super-héros, créer un nouveau type de spectaculaire qui, l'air de rien, nous parle directement du monde ?
Avec la projection de L'ANGLE MORT et les cinéastes Pierre Trividic, Patrick Mario Bernard et Laure Vermeersch
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Nous pourrions répondre de manière très directe à la question que nous nous sommes posée : oui, le fantastique peut être un genre réaliste. Ce couple fantastique-réalisme est apparemment très simple et semble presque indémêlable. Si nous nous tournons vers l'étymologie, nous tombons sur le mot grec phantasia / phantasein qui signifie à la fois “montrer” et “apparaître”.
Le réalisme est évidemment nécessaire au fantastique, exactement autant que le fond l'est à la figure. Cela permet d'approcher une première définition simple du fantastique qui serait : sur une toile de fond fidèle aux lois générales de la réalité quotidienne, quelque chose fait exception à ces mêmes lois. Le point où l'exception se fait ne fait qu'un avec l'apparition du fantastique.
Mais, donc, quid du réalisme ? Est-ce que c'est vraiment le fantastique qu'il s'agit de définir ? Est-ce qu'au fond le réalisme n'est pas une chose encore plus complexe, et par ailleurs plus intéressante à définir ?
La grande vertu du fantastique et ce pourquoi on devrait pouvoir dire qu'il n'y a de cinéma que fantastique, est de nous arrêter sur ce qu'il y a de non-naturel dans le fait de voir. Quand il s'agit de voir, rien ne va de soi.
« Finalement, le fantastique met la vision elle-même en crise… et le cinéma a toujours, plus ou moins, à voir avec cela. Le fantastique serait donc, pour moi [Pierre Trividic], davantage un outil d'optique qu'un genre de cinéma. »
C'est le producteur de Rendez-vous avec la peur, qui n'était pas celui avec qui Tourneur avait l'habitude de travailler (Val Lewton) qui a contraint le cinéaste à faire apparaître ce monstre que nous voyons dans l'extrait. Mais on dirait que cela ne marche pas. Nous avons choisi cette scène pour mettre mieux en avant le génie de Tourneur, grand maître de la suggestion, dans l'extrait suivant.
Dans cette séquence, on ne voit “rien”. On ne voit pas la panthère, mais seulement quelques branches qui bougent. C'est davantage par le silence que par le son, et par l'absence que par la présence que Tourneur réussit merveilleusement son coup. Ainsi, on est persuadé-e d'avoir vu la panthère au sommet du mur !
Montrer dans une rhétorique réellement efficace serait, au fond, ne rien montrer du tout. L'art de la mise en scène serait, d'une certaine manière, un art du passe-passe. On répond donc à la première définition de phantasein : “montrer en apparence”. Mais pas tellement à la seconde, qui serait “apparaître”. Est-ce qu'il y a quelque chose, est-ce que la chose que je vois y est ou pas ?
À propos de The Innocents, Jack Clayton (1962)
En peu de temps et avec une grande économie de moyens, cette scène rassemble tout ce qu'il y a de contradictoire dans le fait d'apparaître. Le mot « apparaître » peut, d'ailleurs, être rudement simple pour décrire ce en quoi cela consiste. Dans cet extrait, les ennuis commencent quand on assiste à une partie de cache-cache. Comme si à travers ce jeu ou depuis toujours, apparaître et disparaître serait une seule et même chose.
Si on n'apparaît pas sans disparaître, et inversement, il est difficile de se faire une religion simple. Ce serait plus simple si 0 = rien, pas de présence visible, pas de présence palpable, et 1 = présence matérielle et visible. La physique nous apprend à penser qu'il n'y a rien entre les deux. Or il y a quelque chose entre les deux, et la séquence de cache-cache le montre assez bien. C'est-à-dire que, d'une certaine manière, tout est préparé pour que Miss Giddens voie quelque chose. Pendant la partie de cache-cache, dans le grenier, elle trouve une image. Et la suite du dialogue le fera bien remarquer, la gouvernante affirmera que c'est parce que Miss Giddens a vu cette image qu'elle se raconte avoir vu quelqu'un.
Mais nous pourrions aussi lire différemment l'histoire : faisons attention aux images, parce qu'une image trouvée dans un médaillon ou dans une boîte à musique, c'est une présence qui peut en sortir. Cette interprétation est aussi légitime que la première, parce qu'elle relève d'une croyance qui est que les choses représentées par les images sont vraiment en elles.
L'exemple le plus simple qui montre notre sensibilité à cela est la pornographie. Car là, quelque chose de l'énergie, quelque chose de la présence des images sort d'elles et provoque chez celui ou celle qui les regarde des réactions et des conduites. Mais cela est vrai aussi de l'imagerie sacrée, sur un autre plan.
Il est par ailleurs intéressant de faire remarquer le trait commun entre certains des extraits : ce qui est vrai du Dragon, de Quint ou des sœurs jumelles est qu'ils nous regardent.
À propos de Shining, Stanley Kubrick (1980)
À la différence des Innocents et même de Rendez-vous avec la peur, qui faisait une grande part aux gravures qui préparaient l'apparition du démon, cette fois cela passe plutôt par du dialogue. Les deux jumelles sont en revanche montrées, nous ne sommes plus dans la suggestion.
En réalité, les figures du fantastique sont des figures du réel lui-même. Si cette équivalence vaut quelque chose, cela veut dire qu'à chaque fois que nous regardons quelque chose, cette chose nous regarde aussi.
Mais au-delà de cela, ce que nous regardons est la mort, et elle nous rend notre regard. Au principe du fantastique et de la terreur qu'il produit il y a sans doute cela et il y aussi le fait que cela nous rappelle l'horizon de toute existence.
Mais il y a une façon de surmonter la mort, qui ne passe pas par un film fantastique à proprement parler, mais par Rencontres du troisième type, que nous pourrions ranger dans la science-fiction. Le film formule et expose les questions que nous abordons depuis le début. C'est essentiellement lié au grand courage de ces cinéastes (Spielberg aussi bien que Kubrick). Spielberg est un grand montreur, à tel point que nous nous demandons si l'action constamment présente dans ses films ne serait pas, toujours, de voir.
À propos de Rencontres du troisième type, Steven Spielberg (1977)
Il y a une manière de sortir à la fois des paradoxes dissolvants de « est-ce que c'est dans ma tête ou est-ce que je le vois ? » et de la convocation fatale de la mort qui nous regarde : regarder à deux. L'extrait commence justement par là. Les deux personnages ont réussi en surmontant des difficultés innombrables à trouver le lieu secret où se fera la rencontre avec les extra-terrestres.
Ce qu'il y a à voir prend une telle place, qu'il n'était pas nécessaire de donner ce dialogue aux personnages. Roy demande deux fois à Jillian : « Est-ce que tu vois ce que je vois ? ». Ils décident ensuite de descendre dans la base et de se mêler aux équipes techniques. Et au moment où ils se séparent tous les deux, ils s'embrassent. Il n'y a pas de hasard entre ce baiser et la vérification de qu'ils ont vu tous les deux la même chose. Il est possible de fabriquer un couple ainsi, même si ce n'est pas le sujet du film.
À deux ils ont réussi à changer de point de vue, à passer de l'autre côté de la montagne et à accéder à la base secrète. Ce n'est donc pas seulement un changement de point de vue ou une réconciliation, c'est l'ouverture d'une temporalité complètement neuve qui est celle du royaume, où des possibilités immenses qui vont accompagner notre fraternisation avec d'autres occupants.
Regardez ou écoutez la séance ACID POP du 3 février au mk2 Quai de Seine à Paris, avec Pierre Trividic et Laure Vermeersch :