Le Voyage au Groenland est un film lumineux où l'émotion est d'autant plus forte qu'elle sourd d'un subtil décentrement du quotidien. Variation betbederienne autour de ses figures de paumés perchés, l'épopée drolatique de Thomas et Thomas, jeunes gens lunaires parachutés sur une terre lunaire, se déroule sous le patronage conjoint du philosophe et du dessinateur de BD.
Sous les auspices malicieux du premier, un je-ne-sais-quoi flotte comme un charme dans ce village inuit, sorte d'idéal écolo : pas d'électricité, on charrie l'eau selon les besoins, les toilettes sont sèches, les équipements techniques sont modestes, collectifs et souvent en panne, on y pratique le footing comme aux Buttes Chaumont.
La luminosité particulière de ce territoire gelé éclaire le tragique familier de leur précarité et de leur maturité indécise de façon plus aigüe qu'observées dans leur écosystème habituel. Un je-ne-sais-quoi d'infime, ici, décale la banalité des petits riens par lesquels, sur la fine crête de l'instant, on surprend les vibrations et les altérations qui traversent les deux Thomas. Quand ni la langue de l'autre ni ses codes ne sont intelligibles, quand la proximité amicale obture la connaissance de l'autre (l'autre comme le même, c'est l‘ignorance de l'autre), l'altérité devient miroir et l'expérience de l'amitié se déploie, aussi paradoxalement que la relation au père se tisse dans la distance pudique.
C'est sous le signe du second que les aventures de T &T au Groenland imposent leur expressivité poétique, une limpidité qui a tout à voir avec la ligne claire : précision, rigueur et lisibilité. Les séquences sont structurées et cadrées comme des planches de bande dessinée. La chasse au phoque est à ce titre exemplaire : l'absence d'ombre sur la banquise renvoie à la quasi absence d'ombre dans les dessins d'Hergé, l'expressivité graphique des silhouettes des deux Thomas, le temps suspendu du final (viser/tirer) qu'on voudrait prolonger en revenant à son début, comme dans la relecture fébrile d'une page de BD pour en prolonger la fin… la jubilation d'un récit en soi. Autres échos à l'art de la BD, les enchaînements séquentiels et les quelques voix off fonctionnant comme des récitatifs (1).
Le voyage excelle à déployer la palette des rêveries douces-amères des deux héros. Merveilleux comédiens, très contemporains dans l'incertitude de leur statut social et affectif, Thomas Blanchard et Thomas Scimeca résistent au tragique familier avec une mélancolie souriante et une légèreté élégante. Ils distillent une émotion de haute intensité et s'en reviendront de cette contrée au froid revigorant avec une maturité nouvelle.
(1) - texte inscrit dans une cartouche pour donner des informations que ne fournissent ni le dessin ni les dialogues, en quelque sorte la voix d'un narrateur.