A propos de Ne croyez surtout pas que je hurle

Laure
Vermeersch

Cinéaste

D'un vers de Will Oldham, « To live I won't let go » (vivre je ne lâcherai pas) je tire inspiration pour évoquer un film qui en reprend le titre fameux I see a darkness dans son générique de fin. Ce journal cathartique d'un cinéaste cinéphile est un tour de force. Il y a la voix du narrateur, hypnotique et puissante à laquelle répond une infinie suite d'extraits brefs de films aux images captivantes frisant avec la catatonie. Le montage enfreint un interdit suprême – de l'image retenir la qualité illustrative – et invente dans ce gouffre une issue. Le film crée un troisième monde non pas entre le texte et l'image, mais dans l'asphyxie produite par la collure du texte à l'image.

J'ai cru voir le salon, l'écran, la lumière particulière de la retraite du cinéaste en Alsace ; j'ai cru voir le Paris des interstices où l'anonyme et l'amitié irisent le regard; mais je les ai vus comme diffractés par les variations d'un extrait de film à l'autre formant séquences. La voix dit « couleur », éteinte par le noir et blanc d'une forêt, qui s'éclaire de vert dans un autre plan comme la sensation réveille l'angoissé. J'ai vu le corps trop lourd du père mourant chez un fils délaissé, et celui de celluloïd de l'ex-amant en visite. J'ai vu la rage blanche, noire et rouge, l'ironie et la sublimation dans le rythme convulsé de la violence et de la poésie. Et dans chaque plan rapporté au suivant, annulé et singulier, j'ai vu la puissance d'un cadre, d'un éclairage, d'un mouvement, d'un style, caractéristiques d'une époque ou d'un genre ou d'un cinéaste. Mais je n'en ai vu que les armatures, les scories, le plus simple appareil, car je n'ai pu identifier qui ou pourquoi, dans ces images détachées du film d'origine, sans acteur identifiable, avant la liste au générique de films en tous genres, connus et inconnus, de cinéma ou pas.

L'image fragile peut-elle encore quelque chose pour son spectateur subjugué ? Le cinéphile compulsif devenu cinéaste révèle une possibilité imaginante là où nous nous étions habitués à déplorer la passivité du spectateur. Le film va jusqu'au bout de sa rage contre le monde, de son dégoût de soi et de la capacité aspirante des images miroirs à nos narcissismes les plus ravageurs. Il affirme ainsi à raison qu'à notre époque, le dépressif dit, comme évidemment, le vrai. Le film traverse les ténèbres et nous avec, dans une expérience poétique, nécessaire, pour aimer, goûter le plaisir et pouvoir agir encore.

Laure Vermeersch

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Cinéaste

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Co-Présidente


Publié le vendredi 06 septembre 2019

Paroles de cinéastes

Ne croyez surtout pas que je hurle

Un film de Frank Beauvais
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