
Comment le lien singulier tissé par les cinéastes avec leurs personnages, avec lesquels ils vont jusqu'à faire corps, s'inscrit-il dans le film même ? Ce lien impose une forme, une sorte de pulsation organique et nous fait partager la vérité du geste et du processus de travail. Il s'inscrit durablement dans le film, le façonnant à l'image des cinéastes. Dès lors, tout portrait d'autrui filmé n'est-il pas aussi l'autoportrait du filmeur ?
Avec la projection de Cassandro the Exotico! de Marie Losier
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Le portrait dans le dessin
« Je regarde les gens et je peins sans regarder le papier. Le résultat est instinctif. Avec la technique de dessin du Monotype, il n'y a aucune règle. Quand on peint, c'est l'envers du résultat et le négatif de ce que l'on voit. Il y a vraiment du cinéma dans ce processus ; il y a quelque chose de très vivant, spontané, très rapide et complètement décalé, pleins de belles erreurs. Faire des films me prend des années, alors que dessiner est un geste immédiat, instantané. Mais j'avais envie que les dessins s'animent, bougent, marchent, parlent et je suis progressivement passée de ces portraits au cinéma. » Marie Losier
Peintures à l'huile sur une plaque de verre. Portraits sur des monotypes et papier de riz.
L'autoportrait au cinéma
Lors de ses études aux Beaux-Arts de New-York, Marie Losier se retrouve plongée dans le milieu du cinéma et de la musique Underground new-yorkais. Elle fait la rencontre d'artistes qui passent librement de la peinture à la poésie, de la musique au cinéma, poussés simplement par le désir et le plaisir de créer. Une caméra Bolex 16mm lui est offerte et c'est ce qui lui permet de se lancer dans le cinéma. Dans ses premiers essais cinématographiques, Marie Losier commence par se filmer et s'insérer dans des films tels que Jeanne d'Arc de Dreyer, The Touch de Ingmar Bergman, qu'elle renomme The Touch Retouched.
Le portrait d'autres
L'amitié devient l'élément déclencheur des portraits. Marie Losier fait le portrait d'amis qui font partie de sa vie et trouve par là une manière de créer avec eux. Elle filme des artistes souvent à la marge, qui ne séparent pas leur vie de leur art. Marie Losier utilise de multiples sources et outils de fabrication : documentaire, documentation, archivage, mise en scène. Dans ses films, elle se sert de toutes les erreurs possibles, ce qui lui permet de trouver un rythme de montage particulier et effréné. Elle préfère tourner seule, sans équipe, afin d'être au plus proche de la personne filmée et construit ses films comme des enquêtes policières.
La musique dans le portrait, une pulsation cardiaque
Dans chaque film, la musique est liée à la personne filmée, à l'univers qui les habite. Marie Losier fait le montage son elle-même et c'est à partir du son qu'elle peut faire le montage image, et non l'inverse.
Avec la caméra Bolex, le son est presque toujours désynchronisé, ce qui permet de construire des univers sonores inventés, bruités, poétiques et décalés. Cela donne une puissance aux personnages, aux lieux et orchestre le rythme du montage image, laissant le spectateur libre d'imaginer au-delà du visible.
Quand le portrait devient un personnage
D'après M. Losier, l'art du portrait est l'art de créer un personnage, ce qui permet au spectateur de se projeter. Tout est vrai et tout est faux ! L'important est que la personne croit à ce qu'elle dit et soit juste avec elle-même. Si elle est dans "sa vérité", elle sera juste dans le film. M. Losier utilise le réel, les histoires, les interviews des personnes filmées pour construire des mises en en scène de tableaux vivants, imaginaires et loufoques, qui permettent de créer des personnages à partir d'artistes.
« Dans La ballade de Genesis et Lady Jane, j'avais filmé les enfants, des musiciens, leurs interviews... Mais, au moment du montage, j'ai tout laissé tomber. Je n'ai pris que la parole de Genesis alors qu'elle est surement en partie inventée parce qu'elle est très douée pour se réinventer. Mais j'ai choisi cette parole-là car je la trouve tellement plus fascinante que n'importe quelle autre parole. Qu'elle soit vraie ou pas. » M. L.
Le corps à corps dans le portrait. Un exemple de fabrication artisanale : filmer la lucha libre.
Filmer la Lucha libre à la manière d'un ballet afin de s'affranchir des images de catch que tout le monde a vu et ainsi inventer un nouveau langage. C'est un corps à corps entre sa caméra et le sujet filmé, une danse à deux.
"Quand j'ai commencé à filmer, j'étais si timide que j'étais immobile et loin des gens filmés. Mais très vite j'ai sauté dans la danse pour m'approcher au plus près de la peau, de la vie. Quand je filme je suis en transe, cela me procure un plaisir immense et j'oublie le reste, je danse avec le sujet et je vois le film, je le sens." M. L.
Le portrait de l'autre est-il un autoportrait ?
Est-ce que finalement on ne parle jamais que de soi, même en parlant d'autrui ? Ce sont des miroirs à l'infini. Faire corps avec la caméra nous ramène à notre propre corps -- même en faisant le portrait des autres, on ne fait jamais qu'un autoportrait.
Regardez ou écoutez la séance ACID POP du 3 décembre 2018 au mk2 Quai de Seine à Paris, avec Marie Losier et Laurent Bécue-Renard :