
Pour un cinéaste, recueillir une simple expérience ou un souvenir peut faire surgir la trajectoire d'un personnage. Un individu rencontré peut alors devenir un modèle, comme en peinture, et le film se faire le spectacle de sa métamorphose en héros de fiction.
Avec la projection de VIF-ARGENT de Stéphane Batut
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Quelqu'un fait le récit singulier de sa vie ou d'un souvenir à un spectateur (le cinéaste ou le spectateur du film lui-même). Dès lors que ce récit s'inscrit dans un dispositif d'écoute tel que le propose le cinéma, une projection fantasmée du spectateur s'opère à l'endroit de celui qui raconte son histoire – une métamorphose. En devenant le sujet d'une fiction, d'un fantasme, la personne se soustrait au bénéfice du personnage tout en l'alimentant de la puissance de son existence réelle (son corps, son histoire…)
Certains films se font entièrement le témoin de cette métamorphose tout en tentant de dessiner, chacun à leur manière, le lieu singulier de ce passage du documentaire à la fiction.
Extraits 1 & 2 / Lola Montès (Max Ophüls, 1955) et Les Bureaux de Dieu (Claire Simon, 2008)
L'exposition de l'intimité d'une personne réelle à un public peut avoir une dimension scandaleuse. Ceci est par ailleurs la force du documentaire, qui trouve ses héros tragiques dans le réel. L'extrait de Lola Montès suivi de celui de la dame prostituée dans Les Bureaux de Dieux – l'actrice est choisie pour sa proximité avec le modèle et porte en son corps une histoire qui fait écho à celle du personnage. Claire Simon tâche de s'approcher, par le casting, le plus possible du modèle. La portée romanesque du personnage est ainsi contenue, tout entière, dans l'origine réelle du texte et de l'actrice.
Extrait 3 / Le goût de la cerise, Abbas Kiarostami (1997)
Dans ce film, le héros est à la fois spectateur et metteur en scène des histoires que racontent les passagers de sa voiture. Cependant l'incidence de ces récits sur lui va déterminer son évolution en tant que héros de l'histoire. De spectateur, il devient acteur de son destin. Le conducteur voit en celui qui lui raconte l'histoire de la mûre qui lui fait renoncer au suicide une sorte de sage, et dans son récit une véritable parabole. Cet extrait représenterait I'identification du spectateur au récit qui lui est fait.
Extrait 4 / Irène, Alain Cavalier (2009)
Quand la mémoire ou l'archive (le journal intime) sert de support au récit qui donne forme au personnage : Cavalier filme l'absence d'Irène. Il est impossible pour le cinéaste d'incarner, à travers une actrice, le lien qui l'unit au modèle. Il s'agit de la femme qu'il a aimée et qui est morte. Impossible pour lui de la « remplacer » aujourd'hui par une actrice alors même qu'il a pu le faire à travers Catherine Deneuve dans La Chamade du vivant d'Irène.
Extrait 5 / Barbara, Mathieu Amalric (2018)
Le metteur en scène, qu'il soit incarné par un alter ego ou non dans la fiction, cherche la réincarnation du modèle à travers la réalisation de son fantasme ; par exemple Vertigo de Hitchcock (la scène d'essayage du tailleur gris) ou Barbara de Mathieu Amalric > la scène où le metteur en scène (joué par Amalric) est pris de vertige devant l'interprétation de Barbara (par Jeanne Balibar). Il prend la place d'un spectateur dans le public et voit se superposer devant ses yeux, l'actrice et son modèle. De ce fait il révèle l'artifice de la fiction mais convoque d'autant plus la croyance du spectateur.
Vif-Argent questionne aussi cette place flottante où se forme la fiction, au point de rencontre entre le surgissement du récit documentaire dans le champ du film et l'imagerie fantasmée qu'elle suscite chez son auditeur (cinéaste ou spectateur).
Regardez ou écoutez la séance ACID POP du 16 novembre au mk2 Quai de Seine à Paris, avec Stéphane Batut et Michaël Dacheux :