Le temps a passé. Du sommet de Gênes ne nous restent que des souvenirs flous, déjà recouverts par d'autres événements, d'autres guerres, plus brûlantes, plus palpables… Pourtant cette « Histoire » qui n'en finit pas de finir a encore laissé un cadavre sur le trottoir, un jeune corps disloqué, celui de Carlo Giuliani, Ragazzo. Depuis, Gênes a retrouvé sa banalité berlusconienne, son absence… Mais Elle est là et Elle parle. Elle, c'est la mère de Carlo, incroyablement déterminée à comprendre, à savoir. Pour cela, une autre femme est là avec une caméra, patiente elle aussi, qui l'aide une heure durant à reconstituer cet après-midi d'été, ces heures que Carlo aurait tout aussi bien pu passer al mare. De ce recul, de cet entêtement sourd naît le pli infime qui nous fait passer du « sujet » de reportage au film de cinéma, ancrant cette émotion contenue au plus profond de nous et faisant du corps souffrant de Carlo, de sa parole, l'incarnation de notre misère commune. Un rien, une rue choisie au hasard, une rencontre inattendue dans ces escaliers qu'il connaît par cœur, et s'inscrit tout le décalage entre la candeur de cette jeunesse terriblement généreuse, offerte, vive, et la surpuissance glacée, anonyme et brutale de la machine policière lancée contre elle. Deux mondes se font face, absolument étanches l'un à l'autre, répétant les figures fatiguées de la lutte en un jeu d'images symboliques pleines d'espoirs bariolés (du vert des Greenpeace au noir des Black Block). On danse, on hurle, on brise les idoles, en rangs épars vers la Zona Rossa du sommet. Mais d'un coup l'ennemi change les règles et les caméscopes se grippent. Oui, des revolvers sont sortis d'on ne sait où ; oui, le Defender des carabiniers a roulé par deux fois sur Carlo blessé ; oui, des mensonges solidaires se sont brodés aussitôt… Et balayant toute innocence, le tragique nous rappelle à l'ordre de notre impuissance centrale. Tout semble perdu. Mais le film est là, en forme de constat, de refus aussi ; sans colère théâtrale, images à l'appui, irrigué de la colère irrémédiable, marmoréenne de la signora Giulani. Francesca Comencini tisse sans relâche son faisceau de preuves. Les deux femmes ne croient sans doute plus à un changement à vue du monde, mais elles savent que le seul fait d'y avoir cru encore, le temps d'une journée ensoleillée, ne méritait pas la mort. J'ai été bouleversé de cette heure passée à leur côté, de voir que cette Italie de la Résistance, à laquelle je ne croyais plus, pouvait encore m'aider à vivre, à continuer, par le cinéma...