Ceux qui auront eu le bonheur de voir En cours de musique et Les Métamorphoses du chœur savent que ce dernier opus, Couleurs d'orchestre, clôt (temporairement du moins) une trilogie. Une trilogie musicale. Une trilogie didactique. Une trilogie rêveuse. Des trois films en musique de Marie-Claude Treilhou, ce dernier représente à mes yeux « la part parachevée », part adulte et part utopique : celle d'une maîtresse d'œuvre attentive, aux aguets maniaques du point de perfection. Après l'étude (via la figure discrètement charismatique du professeur de piano d'En cours de musique), après la répétition (l'exercice choral à la recherche d'unisson des Métamorphoses du chœur), voici l'air du couronnement, voici l'Utopie simplement à l'œuvre, c'est-à-dire au travail et en action : règles et rites, cérémonies et gammes. De préceptes en répètes, voici venu le temps des conquêtes. Des paisibles conquêtes. Ce sont les conquêtes quotidiennes et les victoires pointilleuses sur la discorde, les désaccords et les faux accords, sur la dissonance et sur la stridence, par une discipline (du corps d'orchestre) et une distribution (des tâches) et une disposition (des pupitres). Conquêtes très concrètes. Ce que ce film m'offre d'incomparable, donc, consiste en une littéralité assortie de sa limpide métaphore simultanée à l'image exacte de l'enregistrement pour Radio Classique en direct et de sa retransmission simultanée par les soins techniques attentifs, autant que savamment mélomanes, des « ingénieuses » du son : la littéralité, c'est l'orchestre de Paris au travail à Mogador, ses arcanes, ses petits problèmes journaliers résolus en des échanges lapidaires, mais courtois toujours, au long de ses couloirs, oreille qui traîne derrière les portes, sous ses ors et ses pompes (à incendie) ; et, en métaphore directe, c'est la vision d'un Phalanstère, l'observation ciselée d'une attraction passionnée, d'une idéale entente (tacite), d'une minutieuse écoute (musique !), et d'une orchestration patiente, précise : quelle note ? quelle dureté, les baguettes ? cravate ou nœud papillon ? quelle version de partition ? quelle répartition des pupitres sur la scène ? puis alors, quel est cet haltérophile, bodybuildé solitaire ou déménageur breton amateur de musique, qui là-bas s'est installé au piano ? etc… C'est assez simple : sous mes yeux, Marie-Claude Treilhou a révélé une société un peu secrète, harmonique, harmonieuse, peut-être heureuse. A sa manière si caressante et à sa façon si nette. J'aime comme la stridence se fait accord, comme un premier violon range son Stradivarius en des gestes de vieille habitude amoureusement méticuleuse, comme la musique d'attente du standard d'Air France se superpose à la symphonie n°4 de Herr Schumann, comme les filles de Radio Classique dans leur caisson hermétique rejouent pour moi les premiers temps du cinéma sonore. Le temps de s'accorder, c'est la cacophonie, cet instant très unique et suspendu des gammes, chacun à l'écoute de son instrument dans son coin, qui se métamorphose en harmonie, unisson et partition, représentation générale. Cela que la réalisatrice saisit : ce balancement, de l'un à l'infini, ce tout petit intervalle, cet interlude, ce hiatus infime, entre la cacophonie et l'harmonie, entre le chaos et l'ordre, entre l'informe nécessaire d'une mise au diapason et la beauté soudaine, ample et comble et instantanément sidérante, d'une symphonie. Un instant, devant Couleurs d'orchestre, j'ai pu croire en l'entrevoyant au meilleur des mondes possibles. Cette utopie, qui n'est pas un paradis, mais une gamme patiemment répartie, un travail de fourmis et de cigales, un sens du don, l'exercice exigeant d'un talent assoupli de se compter parmi cent autres, enfin un sens de l'ouïe : le monde parfait aurait (plus encore qu'une entente parfaite) l'oreille parfaite, l'oreille absolue. Les couleurs d'orchestre, alors, ce sont un peu comme les voyelles de Rimbaud ; do bleu, ré jaune, mi vert, fa noir, sol gris, la rouge, si blanc, d'orchestre. Dites bonjour à la gamme.