Mine de rien, les ondes souterraines de Dernier maquis font retour avec insistance bien au-delà du temps de sa projection. Etrange objet, qui résiste aux analyses univoques, tant programmatique que formelle, qui s'installe comme une comédie ouvrière et vire au drame. Les Ressources Humaines chez les Lumpen d'un côté, l'usine à la campagne (comme on dit la ville à la campagne) de l'autre ; la place de l'islam dans le monde du travail et les luttes ouvrières. Fiction certes, documentaire à l'évidence, comme aime à les combiner Rabah Ameur-Zaïmèche : l'interpénétration de ces deux registres met le jeu social en perspective et préserve la complexité des personnages en désamorçant toute posture doctrinale.
Dernier maquis brosse le portrait d'un groupe traversé par l'humanité, la politique, la religion et l'absence des femmes - cette dernière question réglée, si l'on peut dire, dès la première partie du film, signifiée/sublimée dans le geste fou d'une castration symbolique prétendument conforme aux exigences de la loi religieuse ; mais on sait bien que la place des femmes, dans le contexte de l'immigration, renvoie nécessairement aux difficultés des conditions de vie, entre autres à la question du regroupement familial. Quelque part entre les environs d'une grande ville et la verte campagne française, ça usine, pointe, frappe et ferraille dans l'espace et la matière d'une zone industrielle à l'agonie. Hautement métaphorique, avec une grande simplicité, le film fonctionne comme les palettes (uniment rouges) fabriquées par l'entreprise et dont l'accumulation vertigineuse sert de décor au film. Pas vraiment une production sophistiquée, plutôt des objets transitionnels sans lesquels la marchandise ne circule pas. Activateur d'un imaginaire et d'une réflexion dont le spectateur doit régler les registres, le film construit sa propre tension sur cet écart entre le récit et l'artifice du lieu. Plus que d'un espace théâtral, c'est d'installation, au sens des arts plastiques, qu'il s'agit. C'est à dire un espace dans lequel on est invité à déambuler afin de produire sa propre fiction. Ici, la force expressive des empilements de palettes résonne comme l'accumulation dérisoire de marchandises fantômes, l'ordre précaire, la clôture, l'urbanisme de périphérie et le flamboiement potentiel des révoltes. Le titre, Dernier maquis, donne à l'évidence le ton politique. Dans l'entreprise du patron Mao, la place des immigrés dans la hiérarchie du travail se rabat sur l'historicité de l'immigration ; les travailleurs africains formant la dernière vague, la plus précaire, la plus fragile, la plus à distance de l'observation. On n'en sait pas plus sur chacun des personnages que ce qui se joue dans leurs interactions ou ce qui s'entraperçoit dans le sillage de la caméra. "La manière énergique de filmer peut rappeler celle du cinéma documentaire, mais c'est vrai qu'on n'est pas pour autant dans l'actualité. C'est un autre rapport au temps, où il ne s'agit pas forcément de filmer une réalité immédiate, de manière réaliste. Il s'agit d'une proposition, juste présenter des choses, non pas porter de jugement", explique Rabah Ameur-Zaïmeche.
A la ligne claire du récit, s'oppose l'opacité de Mao dont la démagogie ambiguë va être démasquée en même temps que la vraie fonction de la religion, seul lien qui les unit tous, et au sujet de laquelle le film, « laïque » selon le réalisateur, distingue opportunément les croyants des clercs. Interprété par le réalisateur lui-même, Mao fait juste tourner son entreprise et le film autour de lui. Ce n'est que dans une superbe scène d'échappée, que quelque chose de sa vérité intime va se faire jour. Dans la scène du ragondin, au milieu de la nature immuable de canaux verdoyants, jungle édénique et accueillante aux animaux venus d'ailleurs, indifférente aux instabilités des points de vue, ce qui se conte c'est l'éternelle migration des hommes, quelque chose comme le sel de la terre.