Et la vie, tourné il y a douze ans, fait partie de ces films qui ne vous quittent pas, « qui vous regardent vieillir », comme disait Daney. On n'oublie pas son premier plan : la caméra postée, allez savoir pourquoi, à un carrefour de maisons basses du Nord-Pas de Calais , filme une femme qui marche sur une route, des voitures qui passent sur une autre route, puis un homme sur le pas de sa porte, qui regarde le caméraman « camérer » aurait dit Fernand Deligny, et l'invite à entrer chez lui, pour lui montrer avec fierté son décor de « célibataire endurci ». D'emblée la vie est là, à portée de regard. Car l‘habitat ainsi cadré, fait alors bien plus qu' « expliquer » l'habitant, selon la formule célèbre de Balzac, il devient sous nos yeux un fragment de l'univers : un ensemble de particules en suspension composant l'image d'une vie singulière (passé-présent-avenir : qu'est-il devenu ce « célibataire endurci » de 23 ans ?), comme elles façonnent en général les paysages et les visages, les regards, les destins. C'est donc ça la vie, se dit on (et c'est pourquoi ces images restent imprimées en nous). C'est aussi ça le cinéma : le mouvement d'un être vivant dans un espace donné, du temps qui bouge dans un corps, un corps qui bouge dans un décor, qui pleure et qui rit avec lui.
_ Tout le film respire au rythme de cette scansion des espaces et des corps, des personnages et de leur environnement. Pour cette raison on n'oublie pas non plus, cette autre séquence où un homme réfléchit, près de l'arbre de son enfance, au destin de son père, à son propre destin, liés corps et bien, au devenir de l'usine sidérurgique, près de laquelle il a grandi et dans laquelle il a passé sa vie : dans la bulle d'un engin, où il écrivait sur un cahier ce qu'il ne pouvait pas dire à ses camarades au loin. Exemple extrême, magnifique, tragique d'un homme immergé dans son environnement, perdu de l'avoir perdu. Comme un poisson échoué sur le sable : l'usine a fermé, le site est désaffecté.
_ Forêts, arbre, ciel, lac, fleuve, terrain vague, carrefour, manège, fête foraine, friche, tour, cité, usine… La caméra parcourt les territoires français du début des années 90 (dans 10 ans l'an 2000 dit le texte en exergue) : ceux façonnés par les humains, mêlés à leurs vies au point qu'ils ont fini par être habités par eux, et comme hantés par leur mémoire. Celle-ci réapparaît dans les récits des personnages que rencontre Denis Gheerbrant, ressuscitant leurs paysages comme les marins racontaient autrefois les horizons lointains, à ceux restés au port. Magnifiés, réifiés... Et la vie provoque cette opération aussi connue en photographie que le film auquel elle a donné son titre : un Blow up du temps tendu vers nous comme un miroir.