Il était une fois un monde et une époque où le moteur de nos rêves était l'espoir, un monde où les acteurs de l'Histoire avec un grand H avaient de la classe et du panache, un monde où les intellectuels fricotaient avec les dandys lesquels étaient fascinés par le milieu des malfrats et autres « mauvais garçons », un monde enfin où le cinéma était à la hauteur de son époque, sortant de l'hexagone pour aller embrasser la planète. Ainsi la mélancolie et la nostalgie suintent dans les lieux et à l'époque du film J'ai vu tuer Ben Barka, de Serge Le Péron coréalisé avec Saïd Smihi.
Qui a vu tuer Ben Barka, un monument de la politique du Maroc et dirigeant de la tricontinentale qui donnait la migraine à la CIA ? Un certain Figon, plus fripouille que dandy, plus mythomane et avide d'oseille que romantique. Ce Figon a été « suicidé ». Pour la justice, la mort clos toutes affaires, plus besoin de la manifestation de la vérité. Mais l'art n'existe pas comme la justice pour régler et réguler le présent, pour ne pas faire de vagues. L'acte de création n'est limité ni par le temps ni par l'espace. Ce qui intéresse l'artiste c'est la beauté-vérité quand bien même elle engendre le chaos. Le film « instruit » et le procès des mains qui ont « suicidé » Figon et de la justice qui s'est empressée d'étouffer l'affaire. L'histoire est racontée par le « suicidé en personne ». Ce procédé élargit le champ de manœuvre de la réalisation. Il permet aux réalisateurs de spéculer au sens positif du terme pour mieux cerner la vérité en dépit des secrets policièrement gardés, de l'absence de témoins « suicidé » et d'archives scellés ou détruits.
L'autre originalité du film c'est de nous faire pénétrer dans le monde glauque du crime et des services secrets, un monde qui ressemble aux poupées russes où derrière ! Un manipulé se cache un manipulateur lui-même manipulé et ainsi de suite. Un à un les maillons du complot se détachent de la chaîne. Pour une affaire d'une telle dimension, il doit bien y avoir un grand manitou, invisible dans le film (le roi du Maroc Hassan II), instigateur du complot qui attenta d'une façon atroce à la vie de Mehdi Ben Barka, l'un des plus brillants (il était un très grand professeur de mathématiques) citoyens marocains. Le film qui commence avec des personnages légendaires comme Fidel Castro, Che Guevara et autre Ho Chi Min, se termine avec Oufkir et Dlimi, les minables assassins de Ben Barka. Ils furent en quelque sorte récompensés pour services rendus, le premier criblé de balles dans un des innombrables palais royaux et le second carbonisé dans un accident de voiture.
La confrontation des images d'archives du Ché et Ho Chi Min et les images de fiction de la mort d'Oufkir et Dlimi nous confirme que la grande histoire ne peut s'écrire avec des petits assassins. Le roi du Maroc l'apprit à ses dépens face à un De Gaule furieux et intraitable. Plaisir de découvrir ou se remémorer une affaire d'Etat aux dimensions internationales, plaisir du cinéma ; le film est construit avec rigueur et élégance, sans esbroufe. Mais ce qui m'a personnellement époustouflé, c'est la galerie des acteurs, tous excellents. Avec une mention spéciale pour les seconds rôles des « mauvais garçons », des gueules faits spécialement pour le cinéma comme dans les films américains sur la mafia.
Un dernier mot, le film qui devait servir d'appât pour piéger Ben Barka devait s'appeler « Basta », un slogan de Castro qui disait aux américains « Basta » (ça suffit, sous-entendu d'emmerder le monde). Eh bien, hasard des choses ou de l'histoire « Basta » se traduit en arabe populaire par « Barka ». Ce Ben (fils en arabe) du Maroc voulait dire Barka (ça suffit) à celui qui faisait souffrir son peuple. Hélas la peur et la haine d'un pouvoir aux abois ne lui avaient pas laissé le temps d'accomplir son rêve.