Souvent tout semble perdu. Mais il y a des jours où ça va mieux, où on se dit que sur l'écran, peut encore s'inscrire une « insurrection des possibles », avec une grammaire de cinéma inouïe (invue ?). Et là, spectateur, cinéaste, on est plus calme. Tu ne parleras pas de cinéma, tu parleras du film, de l'événement-film. Pourtant, au départ, il n'y avait qu'un faisceau de présomptions : Tu verras, c'est surprenant… Je crois que c'est pour toi… Tu dois voir ça… Puis un soir au Louxor, tu vois enfin ce film au titre étrange, De l'Ombre il y a (devenu Avant l'aurore).
Tu ne t'attends à rien et c'est tant mieux. Tu vas être malmené, secoué, déchiré, mais tu es bien décidé à te laisser faire, à te laisser embarqué direction Phnom Penh et Sihanoukville, vers une zone de turbulences post-urbaines, acidulée, poisseuse et criarde… Bars merdiques, à la fois clandé pédophile et Karaoké stridents, baraques à beignets inflammables, lieux de mémoire miteux pour génocide à peine souffert qu'oublié, enfoui sous les canettes de bière thai, les shooteuses et les massages à « Happy Ending » garanti…
Oui, il va falloir vous y faire, ça va très très vite, il fait très très chaud ; en plus, ça klaxonne et ça gueule de partout, dans une langue rauque d'où seul vous saisirez le mot dollar. Votre unique boussole c'est Mirinda, un putain à la Guyotat, une créature tapée, émaciée, féline et musculeuse. Et vous devrez la suivre partout tout le temps, lui coller aux basques sans arrêts que les brefs instants qu'elle-il s'accorde à révasser sous la mousson, ou devant une pipe d'héro, ou le temps d'un masque hydrotenseur trop top. Comme la caméra, vous reprenez souffle. Des plans de pause comme des trous d'air radieux dans l'affolement constant et démembré du film.
Inutile de raconter l'intrigue, je ne vais tout de même jouer les spoilers. Sachez seulement que Mirinda, survivor absolue, reine de la pipe et prince du touk-touk, blindée de toutes les drogues, fort de cette dureté lucide, tranchante, des travelots qu'en ont vu d'autres, Mirinda va tomber sur un os, minuscule : Une sombre enfant de la grande histoire khmere et des monceaux d'ordure du tourisme mondialisé. Alors Mirinda, non sans réticences, va prendre les choses en main. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus, mais soyez sûr seulement qu'aucun maniérisme « social-gore » ni aucune condescendance french doctor, ne viendra adoucir la violence tragique et hoquetante du film, vous laissant pantelant, blessé, ébloui et égaré.
Je reprend : si, en passant, Nathan Nicholovitch nous esquisse au cutter (à même la peau des yeux) la certitude qu'un autre cinéma est possible, je devrais ajouter que sans son acteur David D'Ingéo (prix Genet-Warhol-Goldin de l'acteur le plus incandescent), rien n'eut pu prendre corps. Mais chacun sait que le travail du cinéaste était bel et bien de l'amener patiemment à cette incarnation absolue, non-négociable, de nous l'inventer en Mirinda, puis de savoir sertir sa créature speedée dans un magma documentaire, grouillant, électrique et vénéneux, où nous plongeons avec elle, parcourant fissa la palette confuse de ses états (de corps, pas d'âme), de ses regards, d'une tendresse animale à une compassion presque bigote, d'une masculinité noueuse à l'abandon béant au désespoir.
J'en ai déjà trop dit, j'abrège, car il faudrait TOUT dire : La danse de mort christique dans le club trop glauque sa race, les coqs de combat dont on se doit d'humecter les ailes au passage, les nuits moites botoxées à la trash TV, le requiem chuchoté à l'amant gisant sous les néons d'un couloir d'hosto, les enfants en promo touk-touk le long des rues saturées d'encens, le courage de Mirinda, la force qu'il-elle nous donne. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? chantonne une française, amie de Mirinda, une qui, sans illusion aucune, s'accroche encore à l'idée de justice internationale comme à l'enfant qu'elle porte en elle. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Vous n'aurez aucune réponse, Dieu merci, mais la conviction qu'avec ce film, la question se voit reformulée, réaffutée.
De l'Ombre il y a, de la lumière aussi, aveuglante.
Publié le mardi 12 septembre 2017