François
Derquenne
Directeur
Ce que dit Brian c'est que « toute fureur sur la terre » n'a pas été absorbée !
« Cette terre est désertée par ceux qui lui appartiennent / Est-ce un objectif ou une conséquence du progrès... / Si les familles et les foyers sont brisés / Dispersés aux quatre vents ? ». Ce que dit Brian, nul ne l'avait entendu comme les réalisateurs de THE LAST HILLBILLY. Ce que dit Brian est un poème qui relève à la fois de l'épopée, de la méditation, de l'incantation, de la plainte, du souffle chaud aussi. Son chant creuse dans les Appalaches au profond de l'Amérique du Nord, celle qui survit à l'Amérique du confort, des marchandises et des hypermarchés là où tout a disparu, là où l'on a détruit la rentabilité et donc les fonctions humaines. Dans le Kentucky, le “dernier des ploucs” (traduction française de "the last hillbilly") pourrait bien être un pionnier du monde d'après, le premier des hommes : Brian Ritchie et sa famille, vivent complètement en marge de la société de consommation. Démunis, ils ne sont plus tout à fait "les animaux domestiques" que la société américaine avancée a fait de certains de ses citoyens. Ils retrouvent un état semi sauvage, qui est aussi celui d'une lucidité amère et profonde.
Comment Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe, deux cinéastes lillois ont-ils pu si bien entendre, si justement voir, si précisément filmer le pays de l'herbe bleue dans son chaos, ses éboulements, sa solitude ? On observera que ce couple de réalisateurs est issu d'une Région, les Hauts de France où au coeur du pays minier, certains habitants qui n'ont ni travail ni eu accès aux études supérieures en sont peut-être, abandonnés par les oligarchies, à être eux-mêmes considérés par certains comme des hillbillies des mines, descendants pourtant d'illustres pionniers mineurs. Fils, petits fils de la terre noire, un temps productifs, on leur a fait comprendre à eux aussi qu'ils seraient privés de travail et dès lors privés de dignité. On n'a pas posé la question à Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe mais notre hypothèse est qu'en filmant le Kentucky désindustrialisé, quelque chose en eux s'est peut-être mis à résonner avec les tragédies du Nord industrielles d'hier et d'aujourd'hui. Davantage que les paysages, ce sont les visages et les corps lourds des enfants et de la famille de Brian qui font penser à des corps d'ici.
Pourtant la mythologie américaine est merveilleusement présente dans THE LAST HILLBILLY qui renvoie à sa littérature, à sa poésie et à son cinéma, notamment lorsque sont filmés les animaux, les collines, la lumière naturelle mélancolique ; on est bien dans cette Amérique de la dépression qui saisit il y a un peu plus de 80 ans James Agee (1909-1955) journaliste, écrivain, scénariste. Envoyé par son journal au cours de la grande dépression des années 1930 aux USA pour faire un reportage en Alabama sur la vie des fermiers blancs, Agee fut saisi par leur extrême précarité et revint avec un puissant témoignage doublé d'un reportage photographique idoine de Walker Evans dénonçant les conditions de vie atroces de ces exploités. Cela est devenu le maître-livre Louons les grands hommes dont est extraite cette citation reprise dans Honorer la fureur, la remarquable biographie de James Agee écrite par Rodolphe Barry : « Toute fureur sur la terre a été absorbée ! » THE LAST HILLBILLY témoigne que toute fureur ne sera pas totalement absorbée tant qu'il y aura des James Agee, des Brian Ritchie et des cinéastes comme Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe.
François Derquenne
-Directeur
Publié le jeudi 03 décembre 2020