à propos du Filmeur

MORTEL/GRAVE 


Il est bien difficile d'aborder en termes « critiques » le dernier opus (car c'est bien d'un « Œuvre » dont on peut parler à son propos) d'Alain Cavalier. Décidément, la critique cinématographique manque encore de mots pour qualifier ce tiers-cinéma qu'ici et là on sent s'affirmer, mûrir sous nos yeux et dont Cavalier reste l'une des figures emblématiques ; mais essayons quand même, nous avons tout à y gagner. Documentaire de création, vidéo d'artiste, journal filmé, autofiction, catégories inventées au jour le jour pour contenir et neutraliser ce qui échappe à l'entendement fatigué des professionnels, viennent buter sur l'impassible détermination de Cavalier à déconcerter toute discipline. Tant mieux. Et si René nous avait fait entrevoir un certain retour à l'ordre documentaire, c'était pure diversion, digression généreuse. En douce, Cavalier continuait son lent travail de cinéma, cette œuvre centrale, indécidable et cohérente à la fois, enclenchée avec La Rencontre il y a plus de dix ans. L'air de rien, en mettant fin à l'hégémonie de la voix off, Cavalier prend le risque d'une « présence » au film que l'on connaissait certes chez Mekas ou Kawase, mais qui fait son entrée dans le cinéma de l'intime « à la française », souvent drapé dans le confort protecteur du littéraire. En improvisant une parole synchrone, entre commentaire à chaud et association d'idée, notre Filmeur élabore un matériau audio-visuel enfin débarrassé des complexes bavards de la vidéo commentée ; ici, la parole, directement issue du plan (de l'instant donc), n'est plus articulée a posteriori mais proférée dans le présent de l'image et du son direct, quitte à digresser, à confier, à chuchoter, à manquer de mot. Une chose est sûre : Cavalier ne parle pas tout seul et lorsque l'être aimé, ou un ami n'est pas là pour continuer le dialogue, c'est aux petites vies mineures que les hasards du jour propulseront dans le champ, un chat, un oiseaux, un enfant parfois, que le filmeur s'adresse. Sinon, dans la solitude du miroir ou de la nuit, c'est à moi, spectateur, qu'il parlera avec la même tendresse respectueuse. Alors seulement, dans ce flux qu'on rêve ininterrompu d'images parlées, arrachées au temps qui passe, à la « mort au travail », le filmeur tranchera, choisira les plans, les pans d'espace/temps qui lui chantent. Et, comme chez Jean-Claude Rousseau, les plans se rencontreront (ou pas) et constitueront peut-être un film, sans qu'il y ait place pour l'efficace autoritaire d'un montage traditionnel, mais un espace pour la grâce indécise du fragment. Car le Filmeur fait récit, légende, en un mot, cinéma de tout événement minuscule, bien décidé à « charmer le banal »… Et s'il pousse la malice à nous montrer comment il met au point jour après jour son habile système minimal, c'est qu'il a appris depuis longtemps à faire de cette humilité toute franciscaine une machine de guerre artistique. Cavalier sait qu'au fond, équipes pléthoriques, stars ruineuses et effets spéciaux plus réels que la réalité, ne sont désormais que les contre-valeurs désenchantées d'un échange contractuel : ni le public, ni le cinéma n'y croient plus vraiment. Le Filmeur encore moins, qui propose de reprendre un à un les termes mêmes de cette croyance, d'en réactiver l'innocence. Ainsi, forts de nouvel échange équitable, immédiat, du filmeur au spectateur, nous voilà pris dans cet écheveau serré d'émotions fines et cassantes, au-delà de tout narcissisme, de toute exhibition. Les maisons qui changent, l'être aimé qui surgit, les corps qui vieillissent, qui meurent aussi, les difficultés innombrables, les éblouissements diffus du presque rien, notre Filmeur sait que la déchirure infime d'un rai de soleil sur le lit peut, maintenant qu'il a redéfini les règles du jeu, revêtir la puissance somptueuse d'une féerie hollywoodienne. L'important, c'est d'y croire, ensembles… Mais ne vous y trompez pas, le filmeur ne vous infligera aucune bonhomie, aucun « petit bonheur » béat, aucune « gorgée de bière » besogneuse ni aucune télé-réalité pacifiée. Non, vous entrerez de plain-pied (et de plein droit, sans laissez-passer bien pensant), dans le monde lacunaire, inquiet et lucide, d'un artiste se permettant encore d'embrasser le monde, le hors-champs, dans toute sa violence, toute sa complexité, et qui vous montrera sans acrimonie ni fausse pudeur ce qui, de cette brutalité sourde, omniprésente, vient mourir dans les chambres et les jardins les mieux protégés, sur les peaux les plus douces. Et l'on ressort de là bouleversé par cet entêtement généreux à gratter sous la croûte du spectacle pour redire la beauté des choses, la douleur, la drôlerie, la lutte des corps contre la mort qui rode, contre le monde qui rétrécit. On sourira aussi, car comment résister à ce Filmeur libertaire impénitent quand il offre à sa chère Thérèse de Lisieux le cierge le plus coûteux rien que pour la faire enrager, rire un instant, sortir de son église « caveau », pour prendre avec nous, le soleil fragile et l'air frais d'un beau film.

Publié le mercredi 15 novembre 2017

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