À propos de Mourir comme un homme

Aurélia
Georges

Cinéaste

Pascale
Bodet

Cinéaste

- Tu vois, au début du projet, JPR ne savait pas encore qu'il allait raconter l'histoire de Tonia, un travesti qui n'est pas tout à fait une femme, une reine du music-hall en perte de vitesse, et qui prie Dieu. Le cinéaste partait seulement de l'image d'un petit chien blanc anonyme, courant sur une plage, perdu. Un petit chien blanc nommé Agustina, le double (en chien) du personnage de Tonia… Puis, JPR a laissé tomber ce début au profit d'un autre : les manœuvres nocturnes de soldats camouflés comme on se grime, casqués comme on se travestit d'un bouquet sur la tête avant d'entrer en scène. Scène de manœuvres, scène de cul – dont la plasticité mène à une villa de sorcières, et le fantastique à un meurtre. Cette première scène est aussi énigmatique qu'un flash-forward. Et c'est la première strophe d'un film-poème.

- Curieusement, pour ce début, JPR a suivi pendant trois semaines une vraie troupe de soldats en manœuvre. Curieusement, car la forêt ressemble à un studio, et le camouflage des soldats à du maquillage et à des accessoires de scène. 

- Oui, pourquoi a-t-il besoin de suivre une vraie troupe, si c'est pour nous faire douter qu'il s'agit d'une vraie troupe dans une vraie forêt, avec de vraies tenues de camouflage ? Dès le début du film, on est dépaysé, on ne sait ni où on est, ni pourquoi. Les soldats eux-mêmes s'égarent et tombent sur une maison de conte. Peu après, Tonia et son amant Rosario (le revenant d'une presque-overdose) flottent dans un cimetière aux lumières irréelles. JPR aime que le fantastique naisse à chaque fois de choses matérielles, physiques : concrètes. 

- Il n'imagine pas de faire un film sans se plonger dans la réalité. Pour Mourir comme un homme comme pour ses autres films (O Fantasma, Odete), à la base de sa fiction, il y a une enquête : il a interviewé des transsexuels et rencontré des travestis issus du spectacle de music-hall. Pour lui, ce travail préparatoire est nécessaire, il ancre son film dans une réalité documentée – sinon documentaire. L'acteur principal, qui joue Tonia, a été casté lors de ces entretiens. Maria Bakker, la « Marlène Dietrich brune », est un personnage de scène préexistant au film.

- Mais au-delà de ce rapport-là, fonctionnel, à une réalité documentaire qui lui a permis de trouver un scénario et des acteurs, c'est peut-être que JPR a besoin d'être hanté : par les fantômes de personnes réelles qui se transmuent en personnages, par l'esprit de lieux réels qui se transforment en décors. 

- ça me fait penser à ce qu'ont écrit des peintres romantiques allemands : « Le peintre ne devrait pas seulement peindre ce qu'il voit devant lui, mais aussi ce qu'il voit en lui » (Otto-Runge). « Si la nuit même se levait, si un jour nocturne et une nuit diurne pouvaient nous embrasser tous, ce serait enfin le but suprême de tous les désirs. » (Friedrich) 

- Ce qui rend Mourir comme un homme si beau, c'est qu'il reste de cet ancrage dans la réalité une quotidienneté sans fard, âpre même, notamment dans les rapports entre Tonia et Rosario – mais c'est également vrai de ceux que Tonia entretient avec son amie, sa collègue, son patron, son fils, Dieu, ou avec son corps, qui commence littéralement à pourrir. Tonia, dont on comprend qu'elle vieillit, est peu amène : elle râle, elle se brouille – en fait, elle lutte. Cette quotidienneté-là est présentée de manière ni larmoyante, ni spectaculaire. Même, elle est présentée de manière anti-sentimentale et anti-spectaculaire.

- Tout ce que JPR connaît si bien (personnes qu'il a suivies, lieux qu'il connaît intimement) et tout ce qu'il maintient de quotidienneté (dans les rapports entre ses personnages) ont l'air de se passer en studio – j'ai pensé à Hollywood (rapport à l'artifice) ou à l'Underground (rapport à l'économie et à l'incongruité). Comme si par la mise en scène, la réalité et le quotidien devenaient artificiels, parfois inquiétants, voire fantastiques. JPR aime à penser que certains de ses personnages sont des fantômes. Pour lui, le petit chien blanc nommé Agostina est le double (en chien) de Tonia, et le grand chien nommé Vagabond est le double, lui, de Rosario. N'as-tu pas l'impression que Mourir comme un homme transforme les éléments de l'enquête en ingrédients d'un conte ?

- D'un conte qui, en dernier ressort, narre un rite de passage. Je n'ai compris qu'à la fin le sens du titre. Et qu'à la fin que le film entier correspond à une cérémonie d'adieu avant le passage vers l'autre monde. A défaut de recevoir les derniers sacrements (et l'extrême onction) d'un représentant de ce Dieu auquel elle adresse ses prières, Tonia a fait le chemin qui lui permet de quitter ce monde. Elle a accompli son rite de passage.

- Mais elle n'a pas suivi, de même que les autres personnages, un chemin de fiction tout tracé… Plutôt des « chemins qui ne mènent nulle part » ces Holzwege (comme dans le titre de Heidegger) qui sont les sentiers creusés par le transport des troncs d'arbres. Le promeneur qui les emprunte aboutit souvent à un cul-de-sac. La forêt du film propose de tels chemins, à l'image de l'existence de ces personnages qui passent leur temps à les défricher. 

- La forêt, décor de conte, source de pensée et de perte de soi dans le romantisme allemand… Holzwege heideggeriens… Poème de Celan dit en allemand… Nouba photographiée par Leni Riefenstahl… Amour au-delà de la mort… De plusieurs façons, le film fait écho à la culture allemande… et le moindre n'est pas Fassbinder, avec ses personnages marginaux et grimés. 


Aurélia Georges

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Cinéaste

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Pascale Bodet

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Cinéaste


Publié le mardi 12 septembre 2017

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Mourir comme un homme

Un film de João Pedro Rodrigues
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