À propos de Je veux voir

Mariana
Otero

Cinéaste

Je veux voir


Il y a des films, qu'ils soient des documentaires ou qu'ils soient des fictions, qui nous racontent une histoire. Que cette histoire soit construite à partir de l'imaginaire du réalisateur ou bien à partir du réel, elle nous amène à penser le monde, à le voir autrement, à le redécouvrir et le revisiter. Et puis il y a des films qui ne nous racontent pas forcément une histoire mais qui plutôt nous plongent, le temps de la projection, dans une expérience particulière et troublante, une expérience mentale, expérience au sens chimique du terme. En mélangeant des « ingrédients cinématographiques », des manières de raconter et de représenter différentes, des éléments a priori hétérogènes, selon des modes narratifs jusqu'alors inusités, ces films expérimentent. Ils sont le résultat de ce mélange, de cette juxtaposition, de cette « expérimentation ». Ils nous entraînent dans une aventure proprement cinématographique et interrogent directement et l'acte de filmer et celui de regarder. Ils interrogent notre capacité à voir, à nous représenter le monde. Je veux voir fait partie de ces films : Il ne nous raconte pas l'histoire de Catherine Deneuve venue voir le Liban en compagnie de l'acteur libanais Rabih Mroué. Il ne nous montre pas non plus le Liban après la guerre. Non, il juxtapose ces deux figures, que sont Catherine Deneuve et le Liban après la bataille, deux figures incommensurables : d'un côté il y a l'actrice, l'icône dont le jeu très particulier, toujours à distance, permet aux spectateurs de projeter les émotions éprouvées, et de l'autre, un paysage après la bataille, un pays ravagé en partie par les guerres. D'un côté, une femme qui nous immerge d'emblée dans la fiction, toutes celles où elle a joué, et toutes celles où elle peut jouer et, de l'autre, un réel réduit en cendres, en tas de pierres, mille fois vu ici ou ailleurs, à la télévision, au cinéma, car la guerre a cela de particulier qu'elle laisse les paysages identiques là où ils étaient différents, elle uniformise, banalise à outrance ce qui fut pourtant unique.


Cette expérience a directement à voir avec ça : les ruines se ressemblent et c'est cela le drame, elles ne peuvent plus rien raconter de ce qui a été, rien de ce qui s'est passé, elles existent et pourtant ne parviennent que très difficilement à représenter autre chose qu'elles- mêmes, un décor. Comment faire alors pour qu'elles montrent autre chose, comment faire pour voir et que l'absence devienne présence de ce qui a été ? Comment faire pour montrer ce qui n'est plus ou que « cela n'est plus » dans ce qui est, que « cela a été », au-delà de ce qui est ? Cette expérience est née de cette question qui taraude les deux réalisateurs Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige. Depuis bien avant la guerre de 2006, ils n'ont eu de cesse dans leur travail d'essayer de « problématiser » les ruines de la guerre civile, « de les mettre en scène sans les esthétiser, sans se laisser fasciner par elles ». Alors quand, en 2006, a eu lieu cette guerre qu'ils n'ont pas vue directement, car ils étaient bloqués à Paris, et qu'ils l'ont vue « à la télévision », de nouveau s'est reposée encore et encore cette question, de manière encore plus cruciale peut-être : comment dépasser certaines images, comment voir autre chose que la matière, ouvrir ce décor des ruines sur autre chose que lui-même, comment représenter l'absence, ce qui n'est plus et qui a été ? Comment le cinéma qui montre et qui, paradoxalement, en montrant empêche de voir, ce dont ce que l'on voit est le signe, peut-il nous faire échapper à ce que l'on voit pour nous montrer autre chose ? Comment voir au-delà de ce qui est vu ? Il s'agit d'une expérience qui doit permettre de voir l'invisible, de nous rendre voyants là où il n'est plus possible de voir. C'est en cela que ce film est universel et touche chacun qui aime le cinéma : car le cinéma c'est aussi et souvent surtout cela : tenter, par le biais du montage, de la construction, de l'histoire, d'une expérience inédite, d'échapper aux apparences pour aller au-delà du visible et montrer l'invisible.

Mariana Otero

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Cinéaste


Publié le lundi 11 septembre 2017

Paroles de cinéastes

Je veux voir

Un film de Khalil Joreige
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