Fantômes de Tanger est une sorte de visite guidée à travers cette ville où tout ce qui peut orienter une vie loin des normes (drogues, sexe, aventure politique, rupture d'identité, passion de l'écriture) se pratique à ciel ouvert et en toute liberté. Joué par un acteur (Laurent Grévill, dont le costume blanc semble venir d'un film de Mankiewicz), le guide en serait ce touriste, déjà lassé de tout mais patient et attentif, chargé par Cozarinsky de nous faire peu à peu découvrir que les fantômes sont d'anciens vivants et que les vivants d'aujourd'hui vivent tout autant de souvenirs, en attendant d'aller les rejoindre.
_ Comme chacun de ses films, Cozarinsky pratique un cinéma admirablement hybride, qui emprunte à la fois au genre documentaire le plus traditionnel dans la façon qu'il a de filmer à l'ancienne, comme s'il rassemblait des matériaux tournés par d'autres à des fins strictement archiviques, et au genre de la fiction la plus moderne en ce qu'il n'invite jamais à partager que des traces ternies, des objets personnels abandonnés dans la fuite ou dans la mort, des souvenirs lointains mais encore vifs, et au bout du compte cette grande mélancolie de qui trouve ses racines partout et nulle part.
_ Tout cela n'empêche pas l'émotion la plus directe d'advenir sans prévenir, que ce soit dans cette prose opaque susurrée par Paul Bowles, dans cette tranquillité anonyme de chacun au-dessus de la mer, ou encore dans le convoiement tragique en barque de jeunes migrants trop confiants dans leur pilote.
_ Le cinéma de Cozarinsky, par son apparente convention d'écriture qui n'impose rien, lui est si naturel qu'il inscrit comme certitude qu'à partir de n'importe quel sujet de commande, il sait en même temps suggérer les émotions les plus communes sans être ni banal ni rhétorique, et relier chaque destinée singulière qu'il entrevoit à la grande ombre traînante de l'Histoire qui continue d'avancer.
Publié le lundi 18 septembre 2017