Au départ, il y a ce petit bout de film, sauvagement arraché à l'amertume du retour à l'ordre, en mai 1968 ; il y a surtout le cri d'une femme en colère.
Hervé Le Roux a su mesurer l'irrémédiable catastrophe qui nous sépare de ces fragiles images noir et blanc : l'évanouissement sans appel du monde du travail, du travail qu'on vivait encore physiquement comme l'exploitation de l'homme par l'homme, et dont le rêve gauchiste entretenait fébrilement la viabilité politique, ou du moins le potentiel esthétique. Trois heures durant, Le Roux, en artisan patient et amoureux, invoque sans complaisance le bon vieux temps du travail, des camarades, des patrons, des ateliers, de la lutte et du grand soir. Le film se tisse lentement, d'un témoignage à l'autre : des discours épars, apparemment contradictoires mais qui, loin de nous éclairer sur les faits, sur la petite Histoire, se conjuguent pour en susciter la nostalgie radicale, intense. Comme tout cela est loin à l'heure de l'économie comme raison ultime, comme destin ; comme il était clair ce monde encore lisible sur la partition claire de la lutte des classes... Et comme me bouleverse cette longue recherche, ce cinéma qui progresse par vagues amples. Il aura fallu à Hervé Le Roux, la délicatesse d'un orfèvre pour cerner sans violence ce "never more", ce travail qu'on ne reprendra plus, cette perte sèche dont peu d'entre nous mesurent encore les sourdes conséquences.
Publié le lundi 18 septembre 2017