Tribune parue dans Le Film Français le 15 mai 2020.
Un des enseignements que nous pouvons tirer de la réclusion forcée à laquelle nous avons été réduits ces deux derniers mois, c'est notre irréductible besoin d'altérité. Quand nos yeux essaient de voir plus loin que la surface de nos écrans d'ordinateurs – ou autre support au choix –, ils n'achoppent sur rien. Rien d'autre que notre propre reflet, notre propre solitude. Plus que jamais, nous aspirons à nous lier, à nous relier. À partager un même espace et un même temps ; avec les autres, avec tous les autres. Après tout, le “vivre-ensemble” qu'est-ce donc, sinon cela? Et c'est bien aussi pour ça, que l'on va au cinéma. Y aller : avec son corps, son corps tout entier ; à pied, en voiture, en métro, à vélo ; en se dépêchant ou en flânant... Si le cinéma nous émeut, c'est avant tout parce qu'il nous meut, qu'il nous met en mouvement, qu'il active notre désir, jamais assouvi, de partager avec d'autres autour de nous des images, des sons, des récits qui nous affectent, collectivement. Comment imaginer que les liens qui se nouent dans une salle entre les spectateurs, les films, les équipes, les programmateurs, les cinéastes, et tous ceux qui font des cinémas des lieux vivants soient commensurables avec les offres en ligne qui ont fleuri pendant le confinement et qui n'ont vocation, rappelons-le, qu'à être des alternatives temporaires ? Tous ceux qui aiment le cinématographe n'aspirent qu'à fermer cette e-parenthèse et rouvrir les salles. Mais comment ?
Depuis deux mois, les prises de paroles se succèdent – au-delà du seul secteur du cinéma – qui demandent à un gouvernement terriblement atone des mesures concrètes et ambitieuses pour affronter une sortie de crise potentiellement explosive. Force est de constater que les réponses se font attendre et qu'il devient de plus en plus difficile de se projeter, à moyen terme, dans un retour à la normale.
Mais ce retour à la normale est-il seulement souhaitable ? Cette pandémie et ses conséquences auront – on le sait – contribué à exacerber les inégalités qui minent notre pays et défont, jour après jour, un contrat social auquel nous peinons à croire et à souscrire. Ces inégalités ne sont pas neuves : elles procèdent de choix politiques délibérés que nous payons aujourd'hui très cher, économiquement certes, mais aussi et surtout politiquement, socialement, humainement. Cela devrait au moins nous interroger sur la pertinence d'un retour à une situation dont on sait qu'elle était, littéralement, invivable. Et ce, y compris au niveau du cinéma.
L'ACID alerte depuis longtemps sur les dangers de l'hyperconcentration de certains titres en salle, au détriment manifeste des indépendants. Voir nos chiffres et nos analyses enfin entendus et relayés nous réjouit, mais d'autres sujets nous préoccupent – l'occupation croissante des écrans par le hors- film, par exemple... Et par-dessus tout, l'absence de volonté régulatrice des instances dont c'est pourtant la mission nous inquiète.
La situation avant le confinement était déjà extrêmement violente à l'égard des films indépendants ; comment croire que ceux-ci ne vont pas être les premiers à souffrir au moment de la reprise des activités ?
Nous ne voulons pas d'un retour à la normale qui ne sera, faute de réelle détermination politique, qu'un retour à l'anormal. La situation nous impose donc la vigilance. Car la force du pouvoir, c'est de s'approprier des mots et de subvertir un langage a priori séduisant : comment ne pourrions-nous pas désirer, après tout, des “utopies concrètes”? Mais dès lors que celles-ci convoquent la figure de Robinson Crusoé, il est permis de se montrer sceptique : le secteur culturel n'a rien d'une nature vierge et sauvage qui attendrait son homme providentiel pour la domestiquer et la civiliser. Nous croyons aux mouvements collectifs, solidaires, tournés vers l'autre, pas aux îles désertes.
Et c'est précisément parce que nous avons à cœur le souci de l'autre, que nous savons que chaque salle de cinéma, chaque lieu de culture, peut être une petite utopie réelle – pourvu qu'on s'en donne les moyens – que nous formulons, pour un après qui commence en vérité maintenant, des exigences exorbitantes. Parce que les utopies n'ont de pouvoir effectif que lorsqu'elles semblent démesurées. C'est cela qui fait la différence entre une vision d'avenir vraiment ambitieuse et des annonces politiques d'ordre communicationnel.
Ainsi, s'il s'agit vraiment de protéger le cinéma indépendant et sa diversité, il faut assumer d'aller à rebours d'une idéologie dominée par un néolibéralisme aveuglément confiant dans la capacité auto-régulatrice du marché et donc agir : préserver le tissu des indépendants par des subventions et non des prêts qui ne pourront être remboursés par d'hypothétiques recettes ; réguler en interdisant les plans de sortie massifs, au-delà d'un certain nombre de séances et d'écrans ; en limitant le pourcentage d'écrans occupés par un même film dans une zone de chalandise ; en ajustant le calendrier et le nombre de sorties possibles d'un même distributeur quand la reprise arrivera ; favoriser, enfin, la prise de risques artistiques...
Ainsi seulement – et d'autres mesures existent – on fera de la diversité d'accès aux œuvres, à toutes les œuvres, autre chose qu'un mot creux, vague et finalement vain.
Le cinéma – l'art en général –, c'est ce qui résiste à la mort, disait Malraux ; c'est aussi le moyen le plus démocratique de faire l'expérience nécessaire et renouvelée de l'altérité. Ces deux raisons à elle seules devraient suffire à justifier que toute bonne politique (de santé) publique ne saurait faire l'impasse sur le sort du cinéma en salle, et se devrait donc de le protéger, l'aimer, le soigner.
Publié le mercredi 20 mai 2020