Ce monde où ce n'est plus le lait qui est collecté dans les campagnes
Économie de l'esthétique, esthétique de l'économie
Filmé - sans autorisation - avec une équipe plus que réduite dont les acteurs non professionnels ont collaboré à la technique autant qu'à l'intendance, Black Blood stupéfie par la façon dont Miaoyan Zhang intègre et fait sienne l'austérité obligée. Il démontre, il faut y insister, combien l'outil loin d'être neutre par rapport à son objet, en est la mesure.
Une caméra numérique amateur, mais un art du cadre qui sait donner à voir autant le fouillis de la maison que la vastitude d'une montagne pétrifiée. Pas de rails de travelling, mais l'ampleur d'une géographie qui excède l'horizon. Pas d'effets de montage mais des plans séquences où se déploient avec naturel et humour les scènes de la vie quotidienne. Peu de dialogues mais l'intensité de ce qui se trame irradie des visages. Un travail sonore qui flirte avec la musique concrète. Quasiment pas d'éclairages additionnels, mais une lumière superbe et modulée qui se glisse dans l'ambiance sombre de la maison ou se consume à la luminosité minérale des extérieurs. Un noir et blanc à peine irradié par quelques brèves explosions de couleurs quand rugit l'usine.
Si cette économie des moyens forge l'intensité du récit, l'art du cinéaste sait créer la distance propre à commenter le réel.
Pour voir, il faut prendre le temps de regarder, nous exhorte Black Blood. L'exigence esthétique du film requiert certes l'attention du spectateur, mais cette sa rigueur formelle est le gage de sa puissance narrative.
Portrait de la Chine
C'est d'une Chine à rebours de l'image tonitruante et contemporaine de Pékin qu'il est question dans Black Blood. Celle des laissés pour compte de l'explosion économique de la Chine.
Dans la première séquence un train traverse le lointain d'un paysage désolé. Tout est d'emblée signifié de l'abandon des campagnes à elles-mêmes. Ici, ce sont l'âne et la bicyclette qui sont les moyens de locomotion en usage.
La radio, imperturbable fond sonore dans la maison de Xiaolin signale que nous sommes au XXIéme siècle et distille une propagande au décalage ubuesque au vu de la précarité des lieux et de la décrépitude de la ferme. Ces hors champs sonores livrent quelques éléments de l'actualité : la pénurie de l'eau, qui fait écho à ce que l'on sait de la catastrophe écologique des barrages géants ; les questions de santé publique, qui sont au cœur du récit du film et nous renvoient aux scandales de sang contaminé qui n'ont pas secoué que la Chine. Dans cette campagne pauvre, où l'on vit à l'évidence comme il y a des décennies, les images d'une usine des environs, incandescente et polluante, rappellent les méfaits d'une industrialisation archaïque et, s'il y a eu une sorte de modernité dans cette province, elle livre sa finalité : l'exploitation du sol comme prémices à celle des habitants.
Comme la voix du pouvoir, un autre sorte de hors champ fait sens : l'absence de voisins, de famille, d'amis. Même dans une région d'habitat dispersé, ce voisinage gommé trahit une société déstructurée et la déliquescence des liens sociaux traditionnels. Ce qui s'avérera quand Xiaolin sollicitera en vain l'aide de sa famille.
Dans ce nord ouest oublié, la Chine d'un autre temps fait retour : les vestiges de la Grande Muraille, comme des concrétions géologiques, barrent de place en place l'horizon du film et la sens fictionnel de ce décor lunaire est que rien n'a changé de l'écrasement de l'homme.
Métaphore politique
Derrière la dénonciation de la pauvreté et du système sanitaire déliquescent des campagnes chinoises, Black Blood dessine en filigrane une charge magistrale contre le capitalisme sauvage et mondialisé dont la doxa est que l'enrichissement personnel est la voie royale - moyen, signe et objectif - de son développement.
Dans cette région exsangue, l'abandon est total. L'état n'est là que comme une abstraction archéo-futuriste propageant par la voie des ondes ses mensonges et son unique directive : la petite entreprise comme gage d'enrichissement et d'accès au paradis de la consommation.
Au détournement politique opéré par un système qui, en réponse aux besoins élémentaires, prône la libre entreprise et abandonne ses populations au désert écologique et économique qu'il a créé, Black Blood répond par un double déplacement métaphorique de l'eau et du sang, substances vitales par excellence.
Le sang humain comme marchandise, image moderne de l'esclavage.
L'eau, comme une drogue dure et qui, comme telle, malgré sa consommation compulsive, fait échec à ce qu'elle promet. Nonobstant la sobriété narrative et la distance esthétique, les phases de l'addiction sont ici mises en scène avec un réalisme scrupuleux : méfiance et tentation, expérience flamboyante puis descente mortifère. A titre d'exemple, le moment où la jeune femme cadenasse elle même le portail afin d'être empêchée de vendre son sang, est l'expression la plus définitive d'une addiction installée, après que craintes et euphories ne sont déjà plus d'actualité.
L'accès sans limite au gisement sanguin, ultime minerai d'une terre stérile, tout autant que l'utopie d'un paradis artificiel conduisent à des marchés où l'on est toujours perdant.
En d'autres termes, l'équation s'enrichir pour vivre est un deal avec l'enfer.