Il y a les films de genre (film noir, fantastique, musical, social…), et il y a des films qui les dépassent. Werkmeister Harmonies est de ceux-là : il faudrait même dire à propos du dernier film de Bela Tarr, qu'il les surpasse.
Le récit qu'il nous propose relève d'abord du fantastique : cette histoire de baleine géante, qu'un cirque amène dans une ville inconnue, fait penser à Todd Browning, par le sentiment de terreur, et par le climat d'étrangeté, qu'il installe d'emblée. La ressemblance de l'oncle musicien avec Lon Chaney, l'acteur fétiche de Browning, contribue bien sûr à ce rapprochement. Mais le climat est aussi celui d'un film noir : qui sont ces hommes bizarres qui errent dans la ville, quel projet criminel se prépare ? Et le propos est celui d'un drame social : qui est ce prince qui accompagne le cirque et dont les paroles peuvent déchainer la fureur des foules… Au point de les faire sombrer dans la folie la plus destructrice, lors d'une scène apocalyptique terminale, orchestrée sur un mode musical grandiose, un opéra tragique et magnifique. Ces différents climats se mêlent, portés (colportés pourrait-on dire) par le jeune Janos, personnage hanté par toutes les peurs du monde, et une mystérieuse tante jouée par Hanna Schygulla. Au cœur de ce tourbillon se trouve l'harmonie profonde du film. Sa poésie. Décidément bien au-delà des genres établis. Le film avance comme un convoi invisible lancé dans la nuit. Il ne laisse rien au hasard, n'épargne aucune piste, ni aucun des protagonistes. Et au bout du chemin, au bout de la nuit, nait le sentiment que c'est le cinéma tout entier qui s'est avancé vers nous.