« Je suis moi-même la matière de mon livre », écrivait Montaigne au seuil de ses Essais. Vincent Dieutre est lui-même la matière de ses films. Comme beaucoup aujourd'hui, direz-vous, où le moi hyperbolique enfle partout, où chacun se croit bienvenu d'exhiber son petit chose, son petit soi forcément très intéressant, croyant peut-être ainsi échapper à l'insignifiance (quelle folie !) - mais ne faisant qu'y ajouter. C'est facile d'avoir un moi. Ça l'est moins de faire un livre ou un film, encore moins de le réussir. La grande réussite de Mon Voyage d'hiver, et sa gageure, en plus d'être un des rares grands films musicaux de l'histoire du cinéma, tient dans sa capacité de se défaire précisément de toute préoccupation égotiste tout en partant du moi. Car Dieutre, d'une part, sait que le moi n'est jamais que « pièces-rapportées », composite par essence - à l'image précisément de ce film faisant feu de tout bois, riche de mille réminiscences de la modernité cinématographique (dont One+one, Godard, et d'Est, Ackerman, ne sont pas les moindres) mais composées d'une manière unique et magistrale par le composé-Dieutre. D'autre part, le personnage (il faut parler de personnage) joué (ou vécu ?) par Vincent Dieutre se fait ici passeur, chargé d'accompagner un adolescent de Paris à Berlin où l'attend sa mère. Pour la première fois, le spectateur n'est pas le seul à être emmené dans l'aventure du film, qui tire ses harmonies de la coexistence silencieuse de deux êtres : chacun est alors initié par l'autre, initié à l'autre. Les solitudes se rencontrent, se fécondent, s'aiment. Jamais on a mieux senti chez Dieutre, habité ici par le Schubert d'Andreas Staier, l'alliance paradoxale de l'amour et du désespoir, la persistance de l'amour en connaissance de cause - la gaieté sur un champ de ruines. Sans la musique, disait un philosophe allemand, la vie serait une erreur. Avec, elle est une tragédie : une impensable joie.