C'est un exergue sombrement prophétique qui introduit le film :
« Ils débarquèrent par milliers, drainant comme tout bagage la misère, l'injustice et la nostalgie de leur pays… La terre était aussi vaste que leurs illusions, cette chimère du bout du monde s'éteindrait bientôt comme s'éteindrait bientôt une lampe sans huile ou l'esprit sans lumière. » (1)
Ce sera le temps édénique du mythe qui refermera Zona Franca par un long travelling latéral sur un mural qui raconte cette histoire d'un paradis perdu.
Entre les deux un puzzle spatial et temporel par lequel Georgi Lazarevski a su donner à voir la complexité de cette pointe extrême du Sud patagonien, battue par les vents, bétonnée par le plus grand centre commercial du pays, martelée par les pas des centaines de touristes après l'avoir été par les gigantesques troupeaux de moutons des colons européens, grattée modestement par quelques artisans orpailleurs.
Ce portrait du bout du monde, tel que littéralement signalé par un panneau « Route de fin du monde », se déroule comme une fresque qui plonge autant dans le passé (extermination des indigènes, bagnards, colonisation) qu'il en dépeint le présent. Mais c'est une fresque éclatée, un territoire et une histoire couturés, un tableau chaotique sauf que le film y repère la logique en œuvre, celle unificatrice qui va de la colonisation à la modernité marchande et prédatrice.
Quelques personnages forment la trame de ce récit du bout de la terre où les nouvelles du monde sont présentes par la radio et par les touristes et où « la douleur se transmet de génération en génération ». Acteurs d'eux-mêmes, éclats de vie : l'orpailleur-dessinateur, le garagiste, la jeune femme qui surveille la zone franche et ses commerces verrouillés la nuit comme un camp militaire, le prêche du curé local dans la droite ligne de la théologie de la libération… Au détour d'une visite au musée, belle inversion de fonction quand le garagiste décrit à la conservatrice l'ancien fonctionnement des abattoirs transformés en hôtel 5 étoiles ; ou comment reprendre la parole et la main sur son histoire.
Une grève contre l'augmentation du gaz va faire irruption dans le film et l'ordinaire glacé des lieux. Le calme désespoir des habitants qui bloquent les touristes fait pont avec leur histoire passée, Les problématiques mondiales contemporaines (la destruction des terres d'élevage et des paysages par l'exploration pour le gaz de schiste) ne sont pas artificiellement plaquées en fin de parcours de façon volontariste, mais émergent ici de façon totalement naturelles. A l'évidence, elles sont consubstantielles à l'évolution de ce bout de territoire. Après l'annexion des terres pour l'élevage intensif des troupeaux de moutons, c'est le temps de l'annexion du sous-sol. La suite d'une économie de prédation qui résume l'histoire de ce bout du monde. Autant que la résistance triste qui se transmet de génération en génération.
Le sens de l'espace et de la beauté rude de cette terre baigne Zona Franca, le cinéaste y maîtrise l'art d'une temporalité apprivoisant la longue histoire et un présent singulier. Il a su ancrer cette terre perdue dans l'agitation du monde.
(1) Lucas Bonacic-Doric B. (1864 – 1961) Journaliste et historien, croate émigré au Chili avec sa famille en 1896.