Il n'y a pas de difference entre un film historique et un film de science-fiction

Il n'y a pas de différence entre un film historique et un film de science-fiction

On serait tenté de croire qu'au cinéma, tandis qu'on imagine le futur, on cherche à fidèlement reproduire le passé. Pourtant dans un film historique comme dans un film de science-fiction, l'imaginaire se met au travail du réel pour fabriquer une image du monde, utopique ou non. Par le détour de la fiction, il produit des vérités, brûlantes, contemporaines parce que finalement inactuelles. En définitive, le cinéma ne se doit-il pas de réécrire l'histoire ?

Avec la projection de Un violent désir de bonheur de Clément Schneider


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Un certain « sens commun » veut que la science-fiction soit le lieu de la spéculation, de l'hypothétique, du subjectif tandis que l'Histoire est le lieu des faits, des vérités scientifiquement construites, de l'objectif. Tout un pan du cinéma historique, notamment, met souvent en scène et en avant son travail de documentation et le primat du document. Or, toute documentation est, par essence, fragmentaire. L'Histoire, comme science, est écrite depuis un point de vue, elle n'échappe pas à un contexte de pensée, à une idéologie, à une certaine idée du « roman national ». On a finalement accès à l'Histoire telle qu'elle est racontée par les dominants, par une subjectivité dominante.

C'est ici que le cinéma a un rôle à jouer, en ce qu'il assume et affirme la part de subjectivité du cinéaste dans son rapport à l'Histoire. L'Histoire passée et l'Histoire à venir. Son travail d'invention résulte d'un travail de re-composition, d'extrapolation, de (rétro)projection, de symbolisation. Orienté vers une seule vue : non pas prédire l'avenir, non pas retrouver le passé, mais comprendre le présent et tous les possibles, toutes les potentialités dont il est riche.

Non, ou la vaine gloire de commander, Manoel de Oliveira, 1990

Dans ce film, Manoel de Oliveira met en scène un groupe de soldats en mission pendant la guerre de décolonisation de l'Angola par le Portugal. L'ossature du film est formée de discussions entre les soldats sur la grandeur du Portugal, et chaque discussion fait surgir, en image, un épisode de l'Histoire portugaise. Mais, ironiquement, Oliveira choisit de ne faire le récit que d'épisodes de défaites et non pas de victoires – hormis une parenthèse littéralement enchantée – ce qui va contre l'idée glorieuse que les soldats se font de leur mère-patrie.

On retrouve l'idée que la mise en scène du passé affecte le présent. Les mêmes acteurs interprètent tous les personnages, du présent au passé. L'histoire circule ainsi dans les mêmes corps. Le cinéaste refuse également le spectaculaire. Le cinéma n'est pas là pour illustrer l'Histoire : c'est un lieu de ré(invention) de l'Histoire.


Posée comme une matière plastique, l'Histoire est un espace à fouiller, à creuser, dans lequel la fiction est à l'œuvre. Oliveira revendique ce travail de construction/déconstruction de l'Histoire par l'image. La force de son cinéma est de ne pas affirmer une vérité qui se voudrait définitive, mais d'en assumer la subjectivité. Il ne s'agit aucunement d'un cinéma relativiste, mais d'un cinéma de l'interprétation, à tous les niveaux : par le cinéaste, par les acteurs, par le spectateur. De cette interprétation naît un partage du sensible et une réflexion commune, collective, sur l'Histoire représentée.

A partir de là, on voit bien comment, par rapport à un axe de symétrie qui serait notre présent, film historique et film d'anticipation se répondent, procèdent d'une même réflexion.

New-York 1997 (Escape from New-York), John Carpenter, 1981

Les films explorent des mondes et des devenirs possibles.

Le film de John Carpenter est un film d'anticipation devenu un film d'époque. Le film commence par un rappel des faits : à la fin des années 80, la criminalité augmente de 400 % aux États-Unis. Il est décidé par le gouvernement de faire de l'île de Manhattan une immense prison à ciel ouvert, où déverser les criminels dont le pays ne sait plus que faire. L'île est intégralement ceinte d'un mur, les rares ponts sont minés… une seule règle prévaut : une fois que l'on est entré, on ne sort plus jamais de cette prison dont la police surveille les abords sans jamais y pénétrer. En somme, c'est un monde dans le monde, une zone inconnue dans laquelle, on finira par le comprendre, une micro-société de rebuts s'est formée. Un carton « 1997 - now » clôt cette introduction et le film commence…


On pourrait dire qu'un film d'époque est d'abord et avant toute chose un film de son époque : c'est très clair dans le film de Carpenter qui hérite des luttes politiques des années 70 et est habité par une esthétique et une pensée nihiliste assez punk du début des années 80. Carpenter renvoie donc définitivement dans le passé les utopies sociales, politiques, émancipatrices de l'Amérique des années 70. C'est la distance qu'il instaure avec le présent qui lui permet d'être aussi radical dans sa critique. Le pouvoir de fabulation de la fiction qu'il imagine joue à plein régime. Comme dans un film historique, c'est aussi les récits futurs qu'il s'agit de faire et de refaire avec les armes de la fiction, pour échapper à la fatalité, pour échapper à une vision déjà fixée et donc désespérante et désespérée de l'avenir.


Mais aussi, ce qui est fort dans le film, c'est combien il existe des points que Carpenter semble avoir «prévus». Ou pressentis. Ce qui prouve combien la fiction produit aussi des vérités. Voir l'avion s'écraser sur Manhattan en est l'exemple le plus probant. Et pourtant, le film, encore aujourd'hui, reste un film d'anticipation. Nous le voyons toujours comme une fable pessimiste et dystopique sur un futur non-encore advenu et peut-être conjuré puisque la date fatidique annoncée par le film a été dépassée. Mais, sans qu'il s'agisse de science-fiction, le film de Carpenter représente peut-être un des mondes dans lesquels nous aurions pu vivre en 1997 et duquel nous ne sommes peut-être pas totalement à l'abri.

Du soleil pour les gueux, Alain Guiraudie, 2001

Chez Guiraudie, on est pleinement dans un territoire imaginaire. Il s'appelle l'Obitanie. Ça ressemble beaucoup à Occitanie, c'est un pays de causses dans lequel des seigneurs exploitent des bergers d'ounayes (on ne sait pas très bien à quoi ces animaux ressemblent, puisqu'on ne les voit jamais mais, semble-t-il, ils se nourrissent du sang de leurs bergers). Il y a aussi des bandits qui détroussent les puissants et des mercenaires à la poursuite de ces bandits. Il y a aussi Nathalie Sanchez, qui a décidé, ce jour-là, d'explorer le grand causse d'Obitanie…

On ne sait pas très bien où, ou plutôt quand on se trouve. En effet, les costumes ne donnent que peu d'indications. Ou alors, on serait tenté de croire à un vague présent. D'autant que le monde de Nathalie Sanchez ressemble au nôtre (il y est question d'Assedic, de coiffeuses au chômage, etc.). Mais en Obitanie, en revanche, semble régner une certaine féodalité quasi-médiévale…


Alors, film d'époque ou rétro-futurisme ? Guiraudie fait appel tout à la fois à des signes de l'Histoire passée tout comme il se nourrit d'une iconographie de science-fiction (qui rappelle beaucoup la BD) pour composer un espace-temps qui est propre à ses films, à la fois issu du présent, nourri du passé, projeté vers l'avenir. En somme, un espace-temps, un monde absent-présent, là, mais nulle part, c'est-à-dire une utopie.


L'utopie, c'est ce lieu imaginaire depuis lequel on se situe pour envisager une critique inventive du monde tel qu'il est. Chez Guiraudie, cette critique passe par la parole en mouvement. Il s'agit de dire le monde et de l'arpenter. Et si, en dépit du caractère éminemment fantasque des mondes et des personnages guiraudiens, on se sent au présent, c'est parce que Guiraudie nourrit ses films d'un attachement viscéral à l'espace, à l'histoire que les paysages portent comme inscrite en eux, comme une stratigraphie (le film se passe sur le Larzac). C'est de cette énergie qu'il nourrit sa fiction et ses personnages. C'est cette énergie venue d'un passé remémoré et réincarné (par le corps qui marche et la parole qui profère) qui donne aux personnages la force de dire « non » à l'ordre des choses et à une certaine marche de l'Histoire. Il fait ainsi dérailler, par l'imaginaire, le train de l'Histoire pour l'amener à dériver jusqu'aux rivages d'utopie, une utopie qui aurait une certaine parenté avec les causses de Lozère et d'Aveyron. Une utopie que l'on atteint qu'avec l'obstination têtue de Nathalie Sanchez à refuser l'ordre des choses.


EXTRAITS UTILISÉS

  • Non, ou la vaine gloire de commander, Manoel de Oliveira, 1990
  • New-York 1997, John Carpenter, 1981
  • Du soleil pour les gueux, Alain Guiraudie, 2001


POUR ALLER PLUS LOIN

  • La bombe, Peter Watkins, 1965
  • Il est difficile d'être un dieu, Alexis Guerman
  • Zama, Lucrecia Martel



Regardez ou écoutez la séance ACID POP du 18 mars 2019 au mk2 Quai de Seine à Paris, avec Clément Schneider et Vladimir Perišić :


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