La Première Pandémie de 2020

Philippe
Fernandez

Cinéaste

Le genre de moment que nous vivons me fait inexorablement penser à la Première Pandémie de 2020, il y a plus de trente ans. Ça a été à mon sens un vrai tournant pour le cinéma.


Personnellement je n'avais pas pu réaliser assez de films à mon goût, parce que la singularité n'intéressait presque plus personne quand j'ai commencé à m'y consacrer, mais le cinéma était quand même encore fait par des cinéastes, et, en France notamment, survivait, au moins en façade, le mythe de "la politique des auteurs" (le masculin valait encore pour tous les genres), une invention du dernier tiers du siècle précédent qui voulait que derrière chaque film on reconnaisse (dans les deux sens du terme) un ton, une vision du monde et une façon personnelle de la retranscrire. Pas mal de gens parmi les spectateurs (on ne disait pas encore consommateurs pour les films) connaissaient même ainsi le nom de quelques cinéastes et aimaient retrouver régulièrement le fruit de leur travail.


Mais depuis bien longtemps maintenant les histoires sont écrites par des IA et les images correspondantes générées par les synthimageurs, et il ne viendrait à l'idée de personne de créer une histoire par soi-même et de la faire jouer par des acteurs vivants dans des décors réels. C'est pourtant comme ça qu'on procédait, et les gens ensuite se réunissaient dans de grandes salles obscures pour savourer le résultat (avec une image sans relief d'ailleurs, difficile à imaginer aujourd'hui, et sans sensurround sauf cas exceptionnels réservés aux parcs d'attractions).


C'est bien cette première Pandémie qui a mis fin à cette pratique ancienne héritée du théâtre, car après il n'a plus été possible de travailler en groupe, ou même de filmer deux comédiens dans un même cadre, et encore moins de se rendre à plusieurs dans une grande salle pour assister à un spectacle.


La profession ne s'en est d'ailleurs jamais remise, et le gouvernement de l'époque en avait profité pour faire disparaître les différents système de subventions culturelles, qui finissaient toujours par peser lourd en termes électoraux. Les universités et les écoles où l'on étudiait la riche histoire de cet art n'ont jamais rouvertes non plus (comme toutes celles appartenant au domaine qu'on appelait "les humanités"), seules les écoles de management y ayant été autorisées. On n'imagine pas non plus le nombre de discussions entre amis auxquelles cette activité sociale donnait lieu, alors qu'aujourd'hui chacun dispose de son casque personnel équipé des analyseurs de goût qui interfèrent en temps réel sur les générateurs d'histoires et les individualisent entièrement. Il n'était pas rare que ces visionnages collectifs se terminent même par un "débat", un échange d'idées entre l'auteur ou l'autrice et le public.


Ce qui fut certainement l'art le plus important du XXe siècle ne lui aura finalement que très peu survécu. Faut-il le regretter ? Certains progressistes (ont-ils vraiment tort ?), n'hésitent pas a posteriori à fustiger cette époque où quelques individus auto-complaisants s'octroyaient la mission quasi divine de nourrir l'imaginaire de la masse. Pour ma part, j'attends le jour où une poignée d'IA dissidentes lassées de se conformer aux fantasmes de cerveaux endormis se mettront à leur faire des propositions inattendues.

Philippe Fernandez

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Cinéaste


Publié le lundi 11 mai 2020

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