La stratégie du flux tendu

Lucas
Belvaux

Cinéaste

Lucas Belvaux pour l'ACID - 1994


« Le cinéma est un art, c'est aussi une industrie »

Même si aujourd'hui l'axiome s'est inversé, je pense qu'il y avait, déjà à l'époque où elle a été émise, beaucoup d'hypocrisie dans la proposition. Le cinéma a d'abord et toujours été une industrie, il ne fut art qu'exceptionnellement, accidentellement.


Comment parler d'art quand l'audace, la singularité, l'indépendance sont sans cesse remises en question, négociées ? Un peintre mal aimé peut continuer à peindre, chercher, suivre une piste, l'abandonner, montrer, ou pas, son travail, travailler tous les jours, ou quand bon lui semble… Combien de cinéastes n'ont fait qu'un seul film ? A quelle cadence tournent les autres ? Tous les trois, quatre, dix, vingt ans parfois… Le temps joue contre les cinéastes, le film, « l'œuvre », doit être immédiatement négociable, rentable.


L'industrie cinématographique l'a compris, elle, et l'assume, appliquant aux films les mêmes méthodes, les mêmes techniques de vente qu'aux autres produits. On programme la sortie du film bien avant le premier jour de tournage, on crée artificiellement la demande en envahissant tous les espaces publicitaires et médiatiques, puis on court-circuite le bouche à oreille en débarquant sur un maximum d'écrans (ce qui incidemment prive de salle la concurrence éventuelle), le film doit être rentabilisé le plus vite possible et dans le meilleur des cas avant qu'on sache s'il est bon ou pas. Pas de stock, pas d'argent qui dort, c'est la stratégie du flux tendu. Quelle est la place réservée au goût, à l'envie, à la curiosité, à la singularité ? Où est la place de l'indépendance ? « Le cinéma est un art, c'est aussi une industrie » ?!?!?!


Normalement, il faudrait maintenant écrire un paragraphe sur l'exception culturelle, mais j'ai l'impression que c'est déjà trop tard et que de toute façon, c'est « d'industrie culturelle » qu'il faudrait parler car c'est de cela que l'on discute au GATT, les frontières entre l'industrie et la marge étant imperméables et non géographiques, elles ne font l'état d'aucun traité. Dans les négociations, le cinéma indépendant, marginal puisqu'il faut l'appeler par son nom, n'est jamais représenté, on se contente de l'évoquer, et encore, pas en tant que tel, juste en citant le nom de quelques cinéastes internationalement reconnus, c'est l'alibi culturel au service de l'industriel. Je ne me sens pas plus proche d'un industriel français que d'un industriel américain, je me sens plus proche d'un indépendant américain que d'un industriel français.


Il y a quelques jours, Jack Lang parlait de guerre, la Nation devait faire front, la belle affaire… Nous qui menons une guerilla pour chacun de nos projets, il y a longtemps que nous savons que l'ennemi n'est pas qu'outre atlantique. Oui, c'est la guerre, la guerre de l'indépendance contre l'industrie, quartier par quartier à Paris, ville par ville en province, des salles résistent, d'autres tombent, cette guerre là est commencée depuis longtemps, où étaient-ils les hérauts de l'exception culturelle ?


La lutte continue, et le cinéma indépendant vivra. Il vivra pour la bonne et simple raison qu'il n'est pas déjà mort. Il vivra malgré tout, envers et contre tout, parce que toujours il y aura des voleurs de pellicule, des détourneurs de caméra, des salles non rentables squattées par des associations de réfractaires.

Le cinéma indépendant vivra parce qu'il est l'expression d'une liberté, celle de regarder le monde et de le dire tel qu'on le voit.


Vive la flibuste !

Lucas Belvaux

 - 

Cinéaste


Publié le vendredi 29 novembre 2019

Article

Recherche

Gestion des cookies

En poursuivant sur ce site vous acceptez l’utilisation de cookies, qui servent à vous proposer une meilleure expérience de navigation (vidéos, photos, cartes interactives).

Tout refuser