À propos de Suite parlée, récits de souvenirs enfouis

Alain
Mazars

Cinéaste

Dans la plupart des films intimistes français, les cinéastes s'autorisent rarement de conserver au montage plus d'une séquence reposant exclusivement sur un monologue. La raison en est certainement dans le fait que celui-ci est réputé pour être statique et par essence avant tout littéraire ou théâtral, donc suspecté de ne pas appartenir au langage du cinéma. Le monologue est aussi un moment périlleux où le cinéaste se met de fait en péril parce que toute l'attention du spectateur est concentrée sur la justesse du texte et de l'acteur qui doit donner l'impression de se mettre à nu pour convaincre. Composé exclusivement de 23 monologues, formellement inspiré de l'idée mathématique et musicale d'une suite, le projet de long métrage de Joël Brisse et Marie Vermillard suscitait forcément notre intérêt mais n'en était pas moins par définition extrêmement risqué. De fait, le film parvient à dépasser le caractère expérimental et provocateur du concept de départ, à relever le défi avec succès. Cette étonnante réussite n'est pas due à une virtuosité particulière mais à une approche radicale, sincère, frontale, minimaliste et très maîtrisée de ce qu'on pourrait appeler les éléments de base du cinéma parlant. Chacun de ces monologues est incarné par un acteur qui semble livrer son âme en délivrant un souvenir très intime et personnel, une part cachée de lui-même. Quand le film débute, le spectateur peut d'ailleurs se demander s'il s'agit de documentaire ou de fiction : s'agit-il de confidences personnelles de chacun des intervenants ou de monologues dits par des acteurs ? Mais au fur et à mesure que se déroule la projection, cette interrogation se révèle illusoire. Ces récits-souvenirs écrits par Joël Brisse possèdent cette simplicité et cette évidence qu'ont les archétypes qui définissent l'inconscient collectif occidental : les spectateurs sont amenés, comme les acteurs, à s'approprier ces récits-souvenirs. On a l'impression d'avoir vécu ces instants où bonheur furtif et réminiscence d'une douleur sont souvent mêlés de façon indissociable (tel ce souvenir d'école incarné par le prodigieux Serge Merlin), ces moments où resurgit un sentiment de culpabilité lié à un comportement de lâcheté encore mal assumé (la fuite devant la scène de l'homme battu par d'autres)... Ces monologues incarnés par les acteurs donnent l'étrange sensation au spectateur d'être des instants quasi-religieux (religieux au sens d'une idée du sacré appliqué à l'art). Cette impression rare d'assister à des moments de grâce est accentuée par le parti pris des deux cinéastes de filmer tous les acteurs - connus et inconnus - avec un cadrage identique rappelant le portrait en peinture, et de les éclairer avec une lumière et un fond uniforme rappelant ces tableaux d'inspiration religieuse qui ont certainement influencé par ailleurs Alain Cavalier dans son film Thérèse. Avec sa volonté de dépouillement de tout artifice de mise en scène pour concentrer l'attention du spectateur sur une succession d'émotions basiques, ce film est un acte de foi dans la puissance évocatrice de la parole et le pouvoir hypnotique des acteurs l'incarnant. Ce film qui pourrait n'être que l'équivalent d'un recueil de nouvelles, une succession de récits sans ces liens dramaturgiques auxquels le cinéma de fiction traditionnelle a recours, trouve cette unité que tout long métrage recherche par la catharsis étrangement douce qui se développe ici de monologues en monologues. Le lien entre ces fragments intimes de cette suite parlée est ici le fil continu de l'état émotionnel du spectateur. Un lien qu'on retrouve en partie dans le travail pictural récent de Joël Brisse proposant des associations de toiles. Pour nos deux cinéastes, tout se croise et se recoupe, seule la façon de regarder compte. Concentré fragmenté de confidences intimes où sont exprimées les traces et les empreintes de plusieurs registres de souffrance (honte, culpabilité, blessure enfouie, frustration ...) dans notre mémoire chrétienne, ce film est en outre un précieux document pour un spectateur d'une autre culture qui aurait la curiosité d'étudier le comportement occidental.

Alain Mazars

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Cinéaste


Publié le mardi 12 septembre 2017

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