« Non, je me mettrai plus les pieds dans cette taule ». En ces temps de drames, de sacrifices, n'est-il pas nécessaire d'imaginer l'après pandémie afin que l'horizon soit moins bouché ?
L'enfance. Un hôpital, une visite. Je me promène, fasciné. Je vois une maison, une seconde famille, des équipes, une attention profonde portée aux uns et aux autres, du rire et des larmes. Une élévation. Une humanité. Qu'importe la couleur de la blouse, je me vois bien faire partie de la tribu. Je grandis. Je trouve une autre maison. Je deviens cinéaste. Un réalisateur qu'on qualifie "de rare", au sens de la belle Lettre à une jeune cinéaste prometteuse des années 1990 d'Anne Villacèque publiée sur Slate. Un texte de grande sœur qui fait qu'on se sent moins seul. Comme celui de Marie Vermillard en ligne sur les Fiches du Cinéma et qui donne du courage. Elles, d'autres, moi, n'avons pas choisi d'être rares. Les moyens manquent pour filmer plus souvent. Depuis 30 ans, le cinéma se paupérise. Je ne pleure pas. Je constate qu'il y a dégradation de la situation.
Ceux qui fabriquent des films indépendants, les distribuent, les exploitent, ceux-là bricolent depuis des décennies. Malgré des politiques de soutien, tenir est de plus en plus dur. De jeunes cinéastes, scénaristes, techniciens ne comprennent pas pourquoi ils n'arrivent pas à vivre de leur métier à la sortie de leurs études. Et c'est vrai, pourquoi ne vit-on pas du métier qu'on a appris ? C'est un choc immense de s'en apercevoir au creux de la vingtaine. Ne parlons pas des difficultés des jeunes acteurs-trices, des producteurs qui font des burn-out, des cinéastes qui renoncent. On ne dit pas ces choses-là dans notre profession. Du moins, cela reste officieux, parce qu'il y a des réjouissances et des paillettes qui pourraient faire croire que tout va bien à wonderland. Si nous sommes dans la retenue, c'est aussi que nous savons des destins bien plus difficiles et cabossés que les nôtres. Nombre de films en témoignent. La vie des autres nous bouleverse. Elle nous passionne, nous porte. Nous la laissons volontiers entrer dans notre vie, notre travail. En la côtoyant, nous sommes dans le monde.
La semaine dernière, j'attendais une réponse pour le financement d'un nouveau film. La réponse est tombée. Non. Chaque cinéaste connait ce Cap Horn qu'est le financement d'un film. On encaisse, on s'habitue. Mais voilà, l'autre jour, rincé, secoué par une mauvaise mer, confiné dans ma cabine, je me suis demandé ce que je foutais là, dans le creux des vagues. J'en ai conclu que tout cela, depuis quelques années, me donnait le sentiment d'une loterie.
Mon travail. Celui qui devrait me nourrir, me grandir, m'élever. Allez, me rendre joyeux ! Celui auquel je consacre des heures. Ce travail, aujourd'hui, m'apparaît comme une boule dans le tambour d'un loto. Années après années, il s'évanouit dans des jeux de dés, de hasard. Fade to grey. Devenir gris comme disait le groupe Visage... Peut-être me dira-t-on qu'en ces temps de crise sanitaire, il y a d'autres urgences que la joie et le travail des artistes. Imaginez pourtant nos confinements sans films, sans livres, sans musique. Tous ces récits, ces fenêtres sur le monde, ces mélodies n'existeraient pas sans l'enthousiasme qui habite le travail des artistes. Pourquoi ce frisson, cette chair de poule, quand nous écoutons une musique, regardons un film ? Il faut prendre soin de cet enthousiasme. Il est le cœur de la création.
Si j'ai choisi de partir d'un moment intime de ma vie professionnelle, d'un moment de tempête en plein mer, c'est pour tenter de hisser les voiles plus haut, braver le mauvais temps, aller plus loin. Cela n'a pas été sans questionnement. Il est curieux, en effet, de constater que nous sommes nombreux à tirer la langue, que nous partageons souvent les mêmes analyses sur ce qui ne va pas dans le métier mais que nous sommes comme paralysés, désarmés, face à l'adversité. Ne serait-ce pas le temps, alors, de poser la question suivante : pensez-vous vraiment reprendre le travail dans les conditions d'avant la crise ?
Souvenez-vous, un film court, en noir et blanc : La Reprise du travail aux usines Wonder. On le trouve sur internet, allez voir. Une jeune ouvrière, chignon soigné, yeux noirs, voix éraillée mais qui porte fort. Contre vents et marées, elle n'en démord pas. Dans l'émotion, elle dit sa colère : « Non, je mettrai plus les pieds dans cette taule ! ». Sa vie devient la nôtre.
Comme elle, nommons ce qui ne va pas dans nos taules. Parlons de nos vies, de nos coups de mou, de nos galères, parlons de ce qui nous soulève, nous écrase. Parlons de ce qui nous oppresse, frappe, sidère. Dépassons nos clivages, jouons collectif à partir de nos expériences individuelles. Témoignons de nos parcours parfois difficiles, parfois plus faciles, de nos indignations, y compris les plus ridicules aux yeux des autres. Osons élargir des expérimentations. Nous sommes faits de liens et d'attaches. Ensemble, tâchons, à force d'exemples, de redéfinir ce que pourrait être la maison cinéma, son financement, les missions des organismes de tutelles, sa distribution, son exploitation, sa diffusion, son enseignement.
Au-delà du cinéma, à la fin de cette épidémie, on nous demandera de reprendre le cours de nos vies. Ou, plutôt, le cours de la vie économique qui nie le pluriel de nos existences. Certains voudront repartir comme avant. Relancer la machine sans réformer en profondeur. Or nous voilà face à une occasion historique pour changer de cap.
Parce que nous refusons d'aller droit dans le mur. Parce que nous savons, qu'en plus du Covid-19, les virus qui nous tuent s'appellent aussi Cac-40, Nasdaq-100, S&P-500. Parce que nous savons que nos gouvernants ont des boussoles faussées par la doxa ultra libérale. Parce que l'aveuglement mais aussi le zèle de ceux qui administrent dans l'esprit de ceux qui gouvernent est pesant. Parce que nous en avons marre du couplet « Ah, mais faut pas rêver, c'est pas possible ! ». Alors, à l'heure du déconfinement, il faudra dire : « Non, je mettrai plus les pieds dans cette taule ! » et ne pas écouter les gardiens du temple qui seront nombreux à pousser à la reprise du travail dans l'idée que nous avons assez perdu de temps comme cela.
Cette épidémie nous fera-t-elle changer de paradigme ? A minima, elle devrait libérer la parole. N'ayons plus peur de nommer nos désirs, de penser le monde différemment. N'a-t-il pas été égrené, ces dernières semaines, que le monde d'hier ne sera plus celui de demain ? L'urgence est cette prise de conscience afin d'éviter le constat que faisait Daniel Defoe dans son livre sur la peste à Londres : « Toutes choses reprirent leur cours peu désirable, redevenant ce qu'elles étaient auparavant. »
Publié le jeudi 16 avril 2020