Difficile de savoir où nous sommes, seul le titre donne une piste : Les Colombes souillées de Tijuana. Ce qui est certain, c'est que nous sommes aux bords du monde, de notre monde globalisé, et que Jean-Charles Hue semble bien décidé à nous les révéler « à sec », sans pommade humanitaire ni indignation documentée. On sait déjà son entêtement à dé-peindre l'états des lieux, des corps (d'hommes surtout) du côté des Gens du Voyage (La BM du Seigneur), mais là, fichée comme un kyste tout contre la frontière US, la Tijuana que Jean-Charles Hue nous jette à la face sans ménagement, n'offre même plus les repères rassurants, les connivences culturelles, linguistiques, qui nous liaient encore un peu aux communautés gitanes du Sud de la France. À Tijuana, il regarde longtemps, il cherche, il repart, revient, filme, insiste, persiste et signe. La distance abyssale du filmeur aux filmées, diminue peu à peu, balayée par une empathie d'artiste rare et précieuse, à des années-lumière du reportage social-gore.
Car ce sont cette fois des femmes qui règnent sur le film, et que la caméra du filmeur approche patiemment. Elles n'ont plus rien, rien que leur corps abimés, invendables, et qui pourtant recèlent une beauté indicible mais effective si, comme le réalisateur, on sait l'articuler. Leur vie ici ne tient qu'à un fil, à un fix, à la violence des mâles, mais elles se portent avec douceur au secours de petits animaux blessés, plus démunis encore. Elles se parent complaisamment de tout ce que la violence du capital produit de bimbeloteries toc, de religions clinquantes, de fast fashion, de mauvaise poudre, prêtes à être filmées comme pour une dernière fois. Et peu importe les dérisoires et indécidables conversations de junkie, les cris d'un bébé oublié dans le couloir, peu importent leur religiosité hybride, matinée de santeria bas de gamme, et leur profond désir de normalité cheap, car Yolanda et les « colombes souillées » tiennent debout, s'accrochent à l'existence avec cette puissance vitale renversante que peu d'artistes savent capter.
Jean-Charles Hue ajoute donc un nouveau chapitre à son geste tijuanais avec la même détermination solitaire que mettait une de ses « Dames Blanches » à démonter un trottoir poussiereux de la Zona Norte. Vient-il sauver ou être sauvé ? Là n'est pas la question. Mais au final, c'est bien de salut, de rédemption qu'il s'agit, face au broiement irrémédiable des marges encore frémissantes du monde, ou bien devant notre indifférence centrale, quand toute politique reste lettre morte, et toute croisade, vaine. Reste la force d'un geste de cinéma qui, au-delà du tout-venant éthico-documentaire, redonne à Tijuana son droit à la beauté, et au spectateur, un âpre moment de grâce.