A propos de SOLO

Maria
Reggiani

Cinéaste

Ça commence dans une ambiance de kermesse, par une petite fête sur le parvis du centre culturel de l'hôpital psychiatrique del Borda (Buenos Aires), où se mêlent soignants et patients. Martin, silhouette massive, s'avance comme engourdi et s'assoie à un piano installé pour l'occasion. Malgré son allure empruntée, ses mouvements ralentis par les effets des traitements médicamenteux, il parvient à jouer - comme s'il était seul au monde, et comme coupé de son propre corps. Il joue et dès que ses mains entrent en contact avec le clavier sa musique nous touche.

 

Peu à peu va se dessiner le portrait de Martin, enfant prodige, musicien, schizophrène. Artemio Benki impose la lenteur dans la découverte, le temps de nous défaire de nos idées, nos a prioris, nos croyances. De l'hôpital il filme des espaces ouverts. Dedans, une grande salle commune avec sa table, son piano, et son capharnaüm ; on y rencontre des patients isolés dans l'armure de leur folie, attirés par la force centrifuge de la musique de Martin. Dehors, un vaste parc arboré, propice aux conversations déambulatoires entre Martin et son ami Luis, interné avec lui. On en retient un lieu de vie avec ceux qui restent, ceux qui ont tenté de partir et sont revenus, et ceux de passage comme Solé, danseuse et complice du pianiste.

 

Le réalisateur s'intéresse à la maladie mentale de Martin du point de vue de ce qui entrave sa puissance d'agir et d'être, au sens où l'entend le philosophe Spinoza dans L'Éthique : qu'est-ce que je peux faire à partir de qui je suis, qu'est-ce que mon état m'empêche de faire ou de vivre. En quelque sorte, il filme avec insistance ce qu'il ne peut pas voir, la lutte de Martin. Il parvient à nous faire éprouver que celle-ci se pose en termes de territoire : gagner sur son angoisse et ses peurs, lutter pied à pied pour lui reprendre du terrain, arriver à quitter les lieux clos et familiers de l'asile pour se risquer à nouveau dans l'inconnu du dehors. Car l'enfermement est ailleurs ; la forteresse dont il s'agit est intérieure. Le réalisateur choisit de laisser à Martin, et à lui seul, le soin de la décrire : « Trop d'exigence avec soi-même, tu finis par te figer, rien ne rentre, rien ne sort. » Il fait le film avec son personnage, fidèle au parti pris de sa réalisation, qui ne saurait se dissocier d'une éthique.

 

SOLO met en scène une trajectoire sur le fil, enregistre un dégel, qui ressemble au mouvement de la musique partant du dedans pour aller vers le dehors. Certains plans des mains du pianiste nous font halluciner sur le cheminement de ses créations musicales, naissant de son chaos intérieur pour se frayer un passage jusqu'au bout des doigts, comme s'il était agi par elles. Artemio Benki alterne des plans larges et des plans rapprochés, où une caméra à l'épaule assez mobile cadre Martin de près, inscrivant du même coup la présence de l'équipe dans le film. On se demande pourquoi ne pas être gêné par cette proximité physique insistante. Peut-être parce que sa raison d'être s'apparente à une auscultation. Il ne s'agit pas de comprendre, mais de tendre l'oreille. Écouter le son du papier de la cigarette qui se consume quand Martin tire avidement de longues bouffées, comme si à certains moments c‘était la seule chose qui pouvait se négocier entre le dedans et le dehors. Écouter les silences, car ainsi que Martin le dit à des jeunes lycéens, c'est de la durée du silence entre deux notes que naît la musique.

 

Dans sa forme, le film se fait l'écho de ce rapport au silence et au temps, comme si le réalisateur en avait fait son adage. La curiosité humaniste d'Artemio Benki, la confiance qu'il place dans Martin, sa certitude qu'il apprend avec lui, nous dispose à cette sorte d'attente ouverte que l'on nomme patience.

À la façon du chemin parcouru par son héros, il nous invite à nous confronter à l'inconnu, nous aventurer sans connaître à l'avance le contour des choses. Et on est très heureux d'être un spectateur « au travail », laissé libre dans la rencontre, libre dans le cheminement de sa pensée.



Maria Reggiani

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Cinéaste


Publié le jeudi 15 avril 2021

Paroles de cinéastes

Solo

Un film de Artemio Benki
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