« Tu t'y connais toi »
Etre jeune, vivre dans un coin reculé de la campagne française. Avoir le temps, l'espace, se poser mille questions, observer comment les hommes vivent et puis se raconter des histoires d'hommes, de rapports de force, d'amour comme dans les films, les grands films classiques, qui sont notre mythologie de ce début de 21ème siècle. Partir de tout ça et laisser jaillir son imaginaire, prendre le risque d'une liberté vagabonde, s'intéresser à l'autre (parce qu'on fond seul l'autre nous permet de savoir qu'on existe). Surtout ne pas oublier de rire, très fort et prouver ainsi qu'on aime très fort. A l'arrivée un film : Pas de repos pour les braves Alain Guiraudie y met en scène brillamment la grâce des dérisoires pratiques humaines. Le ton change au fil des séquences : drôle, autour d'une table de bistrot, à l'heure de l'apéro, dans un village où l'ennui et les ennuis sont le quotidien ; émouvant, quand, avec une énorme pudeur, il décrit le rapport de ce jeune homme et de ce vieil homme ; déjanté… Il faut de l'amour, de l'humour et un imaginaire fort pour révéler toute la poésie des rites de vie, des phrases toutes faites, tout ce qui tente de remplir les vides, les attentes, les questionnements. Ces temps d'errance font une grande part de l'existence dans ce lieu loin, si loin du bruit et de la fureur qu'on est obligé de s'inventer des gangsters et des poursuites. Ça déborde d'une poésie pas cul cul la praline mais irrationnelle, drôle, insolente, folle, une poésie qui réhabilite le langage, l'imagerie populaire. Guiraudie dessine les figures de ce monde campagnard mal ou peu regardé et crée des représentations douces amères ne se référant à rien de connu. Ce que j'adore au cinéma, c'est bien la subjectivité d'un regard, une façon libre et étonnante de voir les choses débarrassées de toutes les fausses contraintes d'un récit trop construit. Là on s'intéresse à chaque moment parce qu'il est dense et sensible puis on passe à un autre, comme dans la vie ou dans les rêveries. De ce mélange étrange, unique, inattendu de Pas de repos pour les braves je suis sortie euphorique, heureuse d'avoir beaucoup ri à cet humour ne ressemblant à aucun autre mais aussi troublée d'avoir vu un vrai film existentiel. L'audace du monologue final nous rappelle avant qu'on se quitte toutes les contradictions de notre condition humaine, les phrases nous parviennent d'un sujet lointain, autre nous-même, perdu dans la nature : insecte pensant, balbutiant, cherchant dans l'immensité de l'espace, représentation de notre état d'homme.