Un homme face à la mer, c'est le premier plan du film. C'est un plan large : un homme en contre-jour face à aux vagues. Maintenant, on voit la vague toute seule, une main apparaît devant l'objectif, cherchant à boucher la vue, c'est la main de l'homme, off, une voix féminine proteste en riant, c'est donc elle qui filme. Elle filme l'homme qu'elle aime et qui la filmait elle dans La rencontre. On reconnaît sa voix si particulière, grave, mouillée, enfantine, agaçante et attendrissante. Maintenant, on la voit, en ombre chinoise à son tour et en plan fixe, elle est devant la fenêtre d'un hôtel au bord de la mer, elle s'essuie les cheveux. Voilà que le cinéaste entre dans le champ, il joue à étouffer Françoise avec la serviette, ils rient tous les deux. Dans la séquence suivante, c'est lui qui filme longuement, qui traque presque le visage, les gestes d'une silhouette enfouie sous les étoffes qui mendie sur les Champs-Elysées, figure de la femme, de l'ailleurs, de la misère et de la mort. Françoise revient, c'est la nuit et son visage devient masque, mystère, elle a peur, elle est angoissée, elle chuchote. Nous sommes dans la chambre, c'est à lui qu'elle parle et nous l'entendons comme si elle parlait à chacun de nous. Voilà ! ces quatre séquences donnent à voir le film dans ses allers retours entre les éléments, l ‘amour et la mort, l'extérieur et l'intérieur, le monde et la chambre. Le cinéaste joue avec la caméra comme s'il faisait un film de vacances, il se laisse guider par ce qu'il filme mais il peut aussi tracer radicalement le champ et le hors-champ, la lumière et les ombres. Toute la grammaire du cinéma est là, orchestrée avec les moyens du bord, la matière que les vagues de la vie apportent chaque jour. Plus tard, on reviendra dans la chambre de l'hôtel au bord de la mer, dans le plan fixe et en ombre chinoise, Françoise dira : « Le bonheur, c'est se foutre au lit… Ce que l'on vit c'est unique, moi je le vis unique. » Ce film, c'est cela, la trace unique de l'existence d'un cinéaste, d'une personne qui donne au cinéma un fragment de son existence concrète, matérielle et spirituelle, banale et extraordinaire. Jean Renoir rapportait l'amour d'Auguste son père pour les tables fabriquées par un artisan dont on sentait le geste et sa haine des chaises industrielles faites par personne. Ce film, c'est cela. Quelqu'un fait un film. En respirant l'air de ce film, on se rend compte combien c'est rare et comment les films sont de plus en plus contaminés par l'air d'un temps qui enjoint de vendre d'abord, de vendre toujours et de vendre tout. Dans Le Filmeur, on est ailleurs, autrefois peut-être, ou plus tard, j'espère. On est dans la résistance. Résistance sans armes, force des faibles, un homme avec une petite caméra dans la main fait face à l'amour, à une femme, à ses parents, à la mort, au temps qui le ronge, à l'argent, au métier, face à tout, face au grand tout. Dans La Rencontre Alain Cavalier avait pris appui sur la beauté. C'était le film d'un virtuose célébrant la matière du monde. Il jouait pour notre plaisir à cache-cache avec les choses, avec les voix, les formes et les couleurs et avec lui-même. Cette fois, il se place de plain-pied devant la banalité, à égalité, en compagnon avec le spectateur. Il filme les corps comme ils sont et d'abord son visage dans la maladie, la vieillesse et les formes pleines de la femme qu'il aime. Par son regard sans jugement il nous restitue la grâce du quotidien. Tout est donné à qui ne veut rien prendre. Les mésanges, les chats, les corbeaux se laissent petit à petit approcher par ce guetteur patient. C'est une modeste conquête. Elle est fondamentale, on pourrait l'appeler celle de la respiration. « Parler et filmer en même temps, j'y suis pas encore. » dit-il. Pas à pas, il y parvient. C'est parce qu'il parvient au fur et à mesure du film et de la vie à être de plus en plus juste et simple avec le projet de faire un film, avec nous, donc avec lui-même. A la manière de Montaigne, il nous livre alors ce que Baudelaire appelait « (...) Seigneur, le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge et vient mourir au bord de votre éternité !" Il nous restitue à travers la sienne, la trivialité et le miracle de nos vies, de toutes les vies qui cherchent encore et encore à aspirer un peu du miel de la vie. Sa mère, de plus en plus âgée, immobile dans son lit, rit, appelle de sa voix musicale « Alain, Alain ! » Elle soupire : « Il m'abandonne au moment où il fait le plus sombre dans mes yeux et dans mon cœur. Ah ! je suis malheureuse à cette heure-là… J'ai envie de causer ! Et personne ne vient me voir. » Elle chantonne encore : « Alain, Alain » et lui cherche en filmant la sortie, le couloir, la porte, la lumière. Plus tard, il dira : « Quand j'arrive je suis tendu furieux, quand je pars je suis plus tolérant, plus nostalgique, tendre. »
Nous aussi, monsieur Cavalier. Merci.