LES CHOSES DE L'ESPRIT
_ Don Quichotte de la Manche, l'œuvre de Cervantès, était rangée dans la catégorie des classiques littéraires ayant suscité des films parfois impossibles à terminer. Albert Serra nous en propose une version d'un matériau plus sensible, qui ne se joue plus dans la fidélité de la représentation, mais part d'un désir de réinscrire le roman dans une interprétation baroque.
D'abord rendre à la figure du Quichotte sa proximité, en supprimant avec Rossinante, l'effet-silhouette. Dès lors, le cinéaste coupe avec les pitreries de la cavalerie, en restituant aux personnages une dimension plus moderne. Tout se passe donc comme si le chat du Cheshire était parti, mais que le sourire était resté.
Don Quichotte est celui qui est sorti de chez lui pour entrer dans un monde parallèle et vivre une nouvelle vie. Pour qui la femme est un idéal impossible à atteindre dans cette vie. Mais Honor de cavalleria ne s'attache ni à la grandeur pompeuse de l'errance, ni aux effets comiques et dramatiques que provoque la chimère et une autre lecture des signes. Il rejette tous les jeux frivoles du roman, filles de paysans, belles princesses, moulins à vent, et même Dulcinée, pour mieux délimiter un territoire et l'intensifier.
Ce chemin conduit ce jeune cinéaste catalan à s'intéresser davantage à ce qui régit les rapports entre l'hidalgo et son écuyer dans le quotidien, et d'abord à leurs conversations. Ce qu'il privilégie optiquement et met en scène sans affectation en nous rapprochant des personnages, c'est le langage. Sa portée, sa sonorité et sa résonance chez le spectateur.
Qu'est-ce qui se passe dans cette voix de Don Quichotte, dans cette modulation hypnotique qui suggère et qui dicte en même temps ? Il se met en place un pouvoir dont Sancho est le premier destinataire et objet de la transformation. Le magnifique écuyer est montré comme un capteur, une éponge. Mais s'il se tient en retrait, c'est surtout parce qu'il rumine sa propre position. En effet, la vision du monde du héros de Cervantès nous retourne en même temps le miroir de notre impuissance. Une inversion qui joue à plein, car pour le Quichotte, le monde de la marchandise où nous existons, n'est qu'une illusion. Cette parole ne produit pas seulement un ferment intellectuel, elle nourrit aussi une forme de piété. Le délire transporte une signification infinie, celle d'un projet divin qui excède, de la passion, de l'impensable.
S'il n'apporte aucun démenti à la toute-puissance de la chimère, Sancho y consent, par sa seule présence, puisqu'elle perdure. Alors, no style position ? Sollicité par un tiers, Sancho légitime une fiction qui lui convient, par « motif personnel ». Peu d'aptitude pour les travaux agrestes. Pragmatisme ? Ou bien gardien d'une promesse de transcendance ? L'ambiguïté subsiste car le désordre apparent pourrait bien être un ordre enveloppé.
Un film plus fidèle à l'esprit qu'à la lettre, où le texte de Cervantès n'est pas une entité donnée, mais plus un problème qu'un fait. Pour ce cinéaste, au fond, l'œuvre est un idéal et non un donné, et ce qu'elle laisse transparaître d'elle-même dans le texte de Cervantès, n'est que le phénomène de son être. On le voit donc, un problème et une tâche infinis.
Dans Honor de cavalleria, la primauté est donnée à une vision sensualiste, ce déplacement en fait une œuvre moderne et polémique. Un des enjeux pour le spectateur aujourd'hui, c'est le rapport à la jouissance, et c'est avec contentement qu'on s'abandonne à une telle aventure cinématographique.