C'est la nuit. Sous les néons au loin, une plage. Un homme chante, M chante. Et sa complainte yiddish nous déchire, s'accroche au ressac, à la nuit de Tel Aviv, indifférente. Une lamentation fiévreuse, fervente, celle d'un ex-enfant à la voix d'or. Car c'est de ferveur qu'il s'agit dans ce film ; et il va falloir s'y plonger dans la ferveur de Menahem, lui coller aux basques, jouer le jeu, nous coller aussi à l'œilleton vibratile de la caméra de Yolande Zauberman et nous départir de tout ce que croyions savoir sur Israël, sur ses extrémistes religieux, sur le poids de la tradition, sur le viol, l'inceste, la famille, le désir, la lâcheté et le pardon, sur nos enfances en général… Et si M est, selon Yolande Zauberman, un film-couteau, une arme d'attaque comme de défense… Attention les doigts !
Et les couteaux sortent vite. Très vite. A la vitesse de la parole ivre de M (en anglais, en hébreu, et même dans ce yiddish auquel se cramponne la communauté qui l'a rejeté), M bien décidé à en finir avec le silence, à briser les cercles vicieux, à revenir sur le lieu du crime, à appuyer là où ça fait mal. Car M n'est pas le seul, il le sait, et ce qu'on lui reproche, c'est d'en avoir fait toute une histoire.
Le miracle du film tient alors dans l'acharnement de la réalisatrice à ne jamais rabattre le sens sur le règlement de compte, sur le jugement à l'emporte-pièce, sur une dénonciation politiquement correcte de la pédophilie ou de l'aveuglement inhérent au radicalisme religieux. Parfois cabot, toujours séduisant, M n'est pas revenu dans ce petit monde clos de son enfance, celui des communautés hassidiques fermées, pour se faire justice. Comme chez Handke, M ne se plaint pas, il porte plainte.
Ainsi, M, ce sera la nuit, toujours, sur la plage de Tel Aviv, du côté des quartiers chauds et des terrains vagues, comme dans les petits cimetières où Menahem, après tant d'autres, fut touché et pénétré dés ses 4 ans. Ce sera la nuit encore dans la voiture feutrée qui fend l'obscurité d'Israël, bercée par la trompette d'Ibrahim Maalouf ou par les déplorations chantées d'un shtetele perdu, mais qui revit là-bas à Bneï Brak, comme sous perfusion.
M ne lâche pas l'affaire, jamais, et son sourire irrésistible nous emporte au delà de la haine, de la vengeance, vers une sorte de réconciliation urgente, lumineuse, une transe nerveuse du pardon qui remontera même jusqu'au cœur de sa famille, jusqu'aux tréfonds des blessures d'Israël… Attention les doigts donc, le film-couteau de Yolande est bien affuté, assez en tout cas pour capter les sourdes répliques du séisme que M va provoquer à Bneï Brak par brèves incursions implosives. Yolande Zauberman aurait pu s'en tenir au reportage, se gorger de scandale social-gore, se barder d'indignation consensuelle et en rester là, forte d'un bon coup à la Michael Moore et d'un sujet en or : le trop craquant Menahem. Et pourtant, laissant derrière elle l'ironie décapante et salvatrice de Would you have sex with an arab ?, voilà Yolande qui bascule vers un questionnement plus âpre, apparemment plus circonscrit, mais qu'elle seule sait rendre universel. Des pensionnats catholiques aux medersas d'Iran, la parole commence de crépiter, on le sait, mais revenons à M(enahem) et à la plage où tout commence. M(arcel) le disait bien : « C'est des cimes du particulier que jaillit le général » et Yolande Zauberman tire patiemment le fil ténu de son Nocturne pour caméra et ferveur documentaire…
Dans la pénombre, on les aperçoit parfois, fuyantes, réservées, les femmes, les mères, les petites filles, mais Yolande Zauberman a résolument choisi d'accompagner M dans un monde d'hommes entre eux, et dont elle a su cependant révéler la fragilité bouleversante, l'ambiguïté folle.
A priori en apnée dans ce territoire hostile (politiquement et sexuellement), la réalisatrice s'arme de patience, de tendresse et de bienveillance et laisse ainsi au spectateur, le temps d'une danse ultra sensuelle entre jeunes « Craignants-Dieu », le temps de la confession désespérée d'un père blessé, le temps d'une tchatche apaisée entre amis d'enfance qui vapotent ou se torchent grave, le temps d'une ballade en voiture avec une « Coccinelle » trans prophète et délicate, une vraie chance de saisir toute la complexité d'un microcosme totalement désynchronisé de Tel Aviv, le petit monde aphone et inquiet des ultra-orthodoxes, mais qui devient peu à peu le miroir de celui où, tous, nous vivons.
A Bneït Brak, la douleur collective de la Shoah semble faire écran, masquant les blessures profondes de l'intime, de l'enfance, les reléguant dans le placard des fatalités non-dites. « Je ne veux pas en savoir plus » avoue l'un des jeunes hassidiques quand M-le-speedé lui explique qu'une femme peut en faire jouir une autre. « On ne doit pas dire ça » tranche un autre quand M explique qu'il a parfois éprouvé du plaisir lors des agressions à répétition dont il fut l'objet. Sous les silences, les secrets, les hésitations, candeur et sincérité affleurent. Les intelligences se concertent, le monde opaque se fendille, et la joie éclate dans le soir des fêtes, la caméra de Yolande Zauberman est donc au bon endroit.
Comme dans les documentaires de Danielle Arbid, Alice Diop ou Marie Losier, le Care et le Queer deviennent ici de redoutables armes de cinéma pour feuilleter les vérités bâclées, les certitudes éthiques, sans rien abandonner du tranchant cinématographique. En quittant M, on en sait plus, et cependant aucune leçon ne nous aura été assénée. Car nous « allons à la question » avec cet M le maudit qui refuse la malédiction, avec ce beau film qui envoute autant qu'il trouble. Rien ne sera résolu, oublié, réglé, mais un instant, toute une nuit, la petite communauté prend conscience collectivement d'une blessure. Parfois, Yolande Zauberman, la réalisatrice sait nous faire part à son tour, en yiddish toujours, de ses doutes et des questions vers lesquelles elle va, caméra en main. Personne n'a raison. C'est la nuit, encore. Fervente. Fin.